« Goldman est seul »

Nicole Brenez - 14 février 2024

Wheel Of Ashes Peter Emanuel Goldman

« Ici comme là, les jeunes cinéastes sont brimés. En Amérique, c'en est au point qu'il n'y a plus de jeunes cinéastes. Tous les cinéastes américains que nous admirons sont entrés très jeunes dans le cinéma ; ils sont vieux maintenant, mais personne ne prend leur suite. Quand Hawks a commencé, il avait l'âge de Goldman, et Goldman est seul. » (Jean-Luc Godard, Cahiers du cinéma 1967).

Peter Emanuel Goldman, cinéaste, compositeur, modèle pour peintres, écrivain, naît à New York en 1939, où il étudie l'histoire puis le cinéma à Brown University. Son œuvre fulgurante court de 1962 à 1968, puis il abandonne le cinéma et ne reviendra aux images mouvantes qu'avec un essai vidéo en 1983. Echœs of Silence (1965) reçoit l'approbation enthousiaste de Jonas Mekas, Amos Vogel ou Susan Sontag. Au Festival de Pesaro 1966, Goldman remporte un Prix spécial pour la mise en scène, attribué par Joris Ivens, Marco Bellocchio, Bernardo Bertolucci, Jaromil Jireš et Jean-Luc Godard, qui lui obtient une bourse pour son film suivant, Wheel of Ashes (1968). Mais, censurés, les films restent dans l'ombre dont ils propagent la noirceur. Pourtant, chez Goldman, pas de sexe cru, seulement de brèves caresses inabouties, nulle mort violente, sinon provoquée par la misère collective, aucun blasphème, a contrario, une quête éperdue d'absolu et d'« amour parfait ». Alors ? Quoi de si inadmissible ?

Les films saturniens de Goldman décrivent le caractère invivable du monde. Night Crawlers (1964) transforme Broadway en second cercle de l'Enfer, celui où Dante rencontre des milliers d'âmes ruinées errant « dans l'air noir » comme les White Slaves de Goldman se meuvent au ralenti dans une négativité asphyxiante. Pestilent City (1965) remonte Manhattan du sud au nord, croise sur son chemin toujours plus de solitude, de rage, d'ivresse tragique, et puis en boucle revient à son point de départ, car de ce cercle nul ne sortira.

Mais d'où vient la misère ? Peut-être est-ce là ce qu'il faut dissimuler et que Echœs of Silence prend de front : si, ensemble, les êtres humains ne savent que créer l'enfer, c'est qu'ils brûlent d'avidité. Errant de corps en corps tant féminins que masculins, ils incarnent un désir inextinguible, voué à s'échouer indéfiniment sur le désir tout aussi insatiable de l'autre. La solitude se révèle irrémédiable, la surdité si profonde que l'absence de toute parole ne se remarque pas, la détresse le seul bien partagé. Le noir et blanc charbonneux, la description envoûtée des visages, regards et gestes impuissants à muer une caresse en affect élaborent un héroïsme de l'immanence où la proximité se dégrade en promiscuité. Un tel sensualisme furieux nous renvoie aux conceptions les plus ténébreuses du sensible : « Chiens d'Actéon, ah ! bêtes ingrates que je lançai au refuge de ma divinité, vous me revenez vides d'espoir... » (Giordano Bruno, Des fureurs héroïques). Goldman résume sa courte décennie argentique : « Pour moi et mes amis de l'époque, les années 60 furent une période de désespoir et de désespérance. Faite de cafés et conversations de café, musique folk, poésie, famine sexuelle, conflits irréconciliables, désespoir, sans but, chaos. » Wheel of Ashes convertit la crise existentielle en quête mystique dont, ultimement, la brillante issue synthétise et sublime le monde du négatif.

Dans un contexte où le cinéma assume pour fonction antalgique principale d'enseigner à supporter le monde, les films de Goldman se sont révélés trop intègres, trop sincères, trop nus, trop exacts pour être regardés en face.

Nicole Brenez

Professeur à l'Université Paris 3 et directrice du Département Analyse & Culture à la Femis, Nicole Brenez programme les séances d'avant-garde de la Cinémathèque française. Parmi ses livres : Manifestations (2020), Jean-Luc Godard (2023).