Si ce sont d'abord ses documentaires qui ont fait sa réputation sur la scène internationale, son travail fictionnel, toujours intimement lié à la question de la représentation de la vérité, se lit aujourd'hui comme un témoignage fort de la société hongroise face à son histoire, ses traumas et ses contradictions. Née à Budapest en 1937, Judit Elek étudie à l'école de cinéma de Budapest, avant de cofonder avec ses camarades le studio Béla Balázs en 1961, dans l'optique d'expérimenter dans une liberté totale. Au sein de cette Nouvelle Vague, Judit Elek s'engouffre dans la voie du cinéma du réel avec un premier court en prise de son direct, Rencontre (1963), qui déstabilise ses pairs par ses dialogues entremêlés au brouhaha de la ville. C'est en voyageant avec ce film en Tchécoslovaquie, puis en France, que le travail novateur de la jeune cinéaste est remarqué, et lui permet de tourner Où finit la vie ? (1968), documentaire projeté à la Semaine de la critique. Mais c'est son premier long métrage de fiction, La Dame de Constantinople (1969), également présenté dans la section cannoise, qui marque un tournant. Sa maîtrise du cinéma direct sert ici un récit intime, celui d'une femme âgée contrainte de vendre son appartement. Au-delà du tableau réaliste qu'elle peint de la société hongroise, Judit Elek explore, comme dans Rencontre, ce qui deviendra son thème de prédilection : la solitude des êtres et la complexité des relations humaines, avec une attention particulière donnée aux dialogues entravés.
Les années 70 sont celles de sa grande œuvre documentaire, le diptyque Un village hongrois (1971) / Une histoire simple (1975), chronique de la vie de deux adolescentes sur cinq ans. Après cet intense projet de terrain, elle délaisse le cinéma direct pour des projets de fiction, même si l'utilisation et la recherche de la vérité restent la pierre angulaire de son cinéma. Elle s'impose comme une cinéaste sans concession, même quand la censure s'en mêle sur Le Procès Martinovics (1980). Ce scénario hautement politique, qui retrace les derniers jours du leader jacobin hongrois Ignác Martinovics face à son juge, en 1795, mettra une décennie à aboutir dans une Hongrie sous le joug d'un durcissement de la censure culturelle ; c'est pour la télévision et dans une certaine économie de moyens que Judit Elek parvient à mener son projet à terme. Un film rare qu'elle est particulièrement fière de pouvoir faire redécouvrir aux cinéphiles en acceptant l'invitation du festival.
Sa filmographie est habitée par l'histoire de la Hongrie et ses fantômes, sujets qu'elle explore principalement dans ses fictions à travers la question de la transmission générationnelle. L'ombre du poète et figure nationaliste locale Sándor Petőfi plane sur sa veuve et ses descendants dans La Fête de Maria (1984), celle du stalinisme sur une adolescente dans L'Éveil (1994). Et la question de l'antisémitisme revient comme un fil rouge, du lyrique Mémoires d'un fleuve (1989) à l'ultime long métrage kaléidoscopique Retrace (2019), sans oublier le documentaire avec Elie Wiesel, Dire l'indicible (1996). Une exorcisation des traumas pour une cinéaste de combat qui vécut une partie de son enfance juive cachée dans le ghetto de Budapest. Sa caméra rigoureuse, au service de thématiques sociales et humanistes, aura ainsi forgé une œuvre empreinte d'une sagesse et d'une universalité particulièrement inspirantes.
Alicia Arpaïa