Jacques Deray, odyssées absurdes

Stéphane du Mesnildot - 13 février 2024

À la fin de Flic Story (1975), Alain Delon, regard braqué dans les yeux du spectateur, lui déclare qu'Émile Buisson a été exécuté le 28 février 1956. Les quelques minutes qui précédent, flottantes, presque fantomatiques, retracent l'année d'interrogatoire de Buisson. Le flic évoque une sorte d'amitié entre eux, mais, comme toujours chez Delon, il s'agit de la recherche, à jamais inaccomplie, d'un partenaire de jeu, à la fois frère et double. L'étrangeté de cette fin oblique, se perdant dans les limbes, est caractéristique de Jacques Deray. Celui qui était l'un des plus sûrs hommes de main du « samouraï » (La Piscine, Borsalino, Le Gang, Trois hommes à abattre) et de Belmondo (Le Marginal, Le Solitaire), fut aussi un maître du film noir français, toujours singulier et inattendu.

Symphonie pour un massacre (1963), Rififi à Tokyo (1963) et Par un beau matin d'été (1965) sont des films de braquage, cambriolage et enlèvement, dont les programmes s'enrayent moins qu'ils se désagrègent. Dans Symphonie pour un massacre, Michèle Mercier met par méprise un point final au complot parfaitement orchestré par un Jean Rochefort cérébral et dénué d'émotion. L'ingénieur sur qui repose la réussite du cambriolage high-tech de Rififi à Tokyo, abandonné par sa femme, lâche ses complices et erre sans but dans une cité recouverte d'idéogrammes énigmatiques. Quant à Karlheinz Böhm, qu'une dette d'amitié retient au Japon, il retourne lui aussi, sans avoir rien accompli, à son statut erratique d'étranger. L'enlèvement de l'héritière de Par un beau matin d'été échoue à cause de la dépression d'un gangster dont la mère est mourante, des sentiments de Belmondo pour la captive, mais surtout de la passion incestueuse de la sœur de ce dernier. Si tous les éléments de la tragédie semblaient réunis, le film choisit le délitement, laissant Belmondo absolument seul au monde dans une campagne calcinée. Le sort des personnages de Deray est bien pire que l'arrestation qui aurait au moins donné un sens à leur destinée. Délocalisés en Espagne, ou à Tokyo, ils anticipent le tueur à gage d'Un homme est mort (1972), prisonnier de Los Angeles, sans passeport, et poursuivi comme son ombre par un autre tueur. Un papillon sur l'épaule (1978) est le plus bizarre des films de Deray, écrit par Jean-Claude Carrière et Tonino Guerra, scénaristes de Buñuel et Antonioni. Cette fois, Barcelone devient la terre de perdition de Lino Ventura, homme d'affaires pris au piège d'un complot obscur. Il lui suffit de se tromper de chambre d'hôtel pour découvrir un cadavre, et pénétrer dans monde parallèle insensé, dont il ne trouvera pas l'issue. Souvenir peut-être des Espions de Clouzot, l'antichambre de cet enfer cotonneux est une clinique déserte, seulement occupée par un médecin et un autre malade en pyjama (le génial Paul Crauchet), conversant avec un papillon posé sur son épaule. On pense aussi aux tueurs de Trois hommes à abattre (1980) qui, sans mobile apparent, tentent de noyer Alain Delon sur une plage en plein soleil. Les héros de Jacques Deray au terme de leurs odyssées découvrent que le secret du monde n'est rien d'autre que sa complète absurdité.

Stéphane du Mesnildot

Commissaire d'expositions (Enfers et fantômes d'Asie en 2018, Ultime combat : arts martiaux d'Asie en 2021, toutes deux au musée du quai Branly), journaliste à Tempura, Stéphane du Mesnildot est l'auteur, entre autres, de Fantômes du cinéma japonais (éditions Rouge profond, 2011), L'Adolescente japonaise (éditions Le Murmure, 2018), de Cérémonies : au cœur de L'Empire des sens (éditions Le Lézard noir, 2021).