L'art et la matière

Clément Rauger - 6 février 2024

Enfant Massacre

Le nom de Kenji Misumi, metteur en scène de studio stakhanoviste au sein du cinéma japonais de grande consommation, est associé aux plus belles réussites du film de sabre et du mélodrame. Son identification en France s'est faite un beau jour d'été 1980, à l'occasion de la sortie du second épisode de la série Baby Cart. Ce déluge visuel d'ultraviolence heurta la rétine de Jean-Patrick Manchette qui en fit un compte-rendu enthousiaste dans les pages de Charlie Hebdo. La redécouverte de ce metteur en scène dans l'Hexagone fut progressive et, encore aujourd'hui, nous n'avons pas fini de sonder tous les contours de son cinéma.

Misumi est né en 1924 à Kyōto, d'un père agent maritime et d'une mère geisha. Choisissant le septième art afin de tirer un trait sur sa vocation de peintre (sa famille s'y étant opposée), il intègre l'antenne locale de la société Nikkatsu en tant qu'assistant-réalisateur. Chair à canon en devenir comme la plupart des jeunes de son âge, il est enrôlé dans l'armée et envoyé au front. Après une défaite de son unité, le jeune homme passe trois ans en détention dans un camp sibérien et ne rentre au pays qu'en 1948. C'est là qu'il va intégrer la compagnie Daiei, pour laquelle il ne réalisera pas moins de soixante films entre 1954 et 1971. Raizō Ichikawa, Shintarō Katsu ou Ayako Wakao, les plus grandes stars maison, tourneront sous sa direction.

Gravures désenchantées

Personnage discret, le « petit Kenji de quartier » (paraphrasons Louis Skorecki) n'écrit pas, ne donne pas d'interviews et goûte peu les sorties nocturnes avec ses collègues. Il se dissimule derrière des films de sabre parfois décriés par la profession qui peine à distinguer une signature dans son découpage de l'espace. Les critiques lui ont souvent reproché un style trop « fragile » afin de lui opposer des cinéastes au style « fort », comprenez une modernisation du genre via une mise en scène sursignifiante et ampoulée. Misumi est un créateur, et non un rénovateur, l'image n'est plus subordonnée aux déviations du récit et la trame narrative n'est chez lui qu'un prétexte pour laisser au cadre le soin de déployer ses propres enjeux au travers des lignes de fuite et des plans larges. Sa première réalisation est une aventure du célèbre Tange Sazen (1954), samouraï de fiction, borgne et manchot, devenu rōnin après une trahison de son clan. Le personnage misumien est un être diminué, déclassé, qui compense son handicap ou sa solitude par une grande dextérité au sabre : tueur immoral perdant la vue (Le Passage du Grand Bouddha, 1960), bretteur métis cynique, fruit du viol d'une Japonaise par un étranger (la série Nemuri Kyōshirō, 1964-66) ou yakuza aveugle sillonnant les routes (Zatōichi, 1962-70). Toutes ces figures ne vivent pas un récit d'initiation classique, elles semblent nées avec la connaissance d'une botte secrète imparable (le style de la pleine lune de Nemuri Kyōshirō) les tenant écartées du reste du monde. Misumi, sans doute marqué par son expérience du goulag, construit les séquences de duels comme le point de rencontre métaphysique entre les hommes et les bêtes, entre les vivants et les morts. Dans nos contrées, la partie mélodramatique de sa carrière est sensiblement moins connue que celle centrée sur l'action. Témoins des violences de la gent masculine, les femmes étaient déjà présentes dans cette dernière, comme dans Chroniques du Shinsengumi (1963) où l'épouse du héros assiste, dégoûtée, à un empilement ininterrompu de cadavres. Souvent placé en bordure d'écran, le beau sexe est recentré dans une série de drames écrits pour la plupart par Yoshikata Yoda, le scénariste de Mizoguchi. La dialectique entre sens du sacrifice et pulsion de destruction se conjugue aussi au féminin : la guerre menée par trois sœurs autour de l'héritage du patriarche, également convoité par la jeune maîtresse enceinte du défunt, dans La Famille matrilinéaire (1963), les efforts d'une femme pour maintenir l'équilibre du foyer dans Brassard noir dans la neige (1967) ou la critique des rapports matrimoniaux dans La Lignée d'une femme (1962) ; la violence n'a pas disparu, elle apparaît larvée au sein des conflits domestiques.

Débordements graphiques

Au début des années 70, la Daiei est en déclin après la mort de Raizō Ichikawa. Les studios tombent en ruine, les vedettes quittent le navire, la faillite sera la conclusion expiatoire à des années d'arrogant succès. Orphelin, Kenji Misumi va rejoindre la société de son compère Shintarō Katsu pour adapter la bande dessinée Baby Cart. Il réalisera quatre films (sur six), où l'ex-bourreau du Shōgun prend la route avec son fils, en landau, après avoir été la cible d'un complot. Ritournelle baroque vue à travers les yeux d'un enfant, chaque mauvaise rencontre devient l'occasion d'un débordement de violence qui enclenche une idée visuelle ou sonore (jeu sur les focales, sang inondant l'écran) radicale et stylisée. La même équipe tournera aussi Un flic hors-la-loi (1973), rare incartade dans le polar urbain d'une brutalité inouïe : les chairs ne se découpent plus morceau après morceau, mais explosent sous les coups de chevrotine, et les os se compriment sous les pneus des voitures dans un craquement écœurant. Fait peu connu, Misumi signe à cette même époque le remontage du film muet expérimental Une page folle (1927) que son mentor Teinosuke Kinugasa venait tout juste de retrouver. Ceci explique probablement ce besoin convulsif d'imprimer l'action dans ses propriétés abstraites. Tournant une dernière fois pour le cinéma en 1974, Misumi est aussi un régulier du petit écran. Il décèdera un an plus tard en plein tournage de l'une des saisons de Hissatsu, série presque conceptuelle où chaque épisode se conclut par la répétition d'une même action : un groupe de tueurs se fait justice avec des méthodes chirurgicales. Parti trop jeune, l'homme de studio n'aura raconté qu'une seule et unique histoire, celle qui inscrit la rencontre entre le sabre et la matière.

Clément Rauger


Clément Rauger a été chargé de cinéma pour Japonismes 2018 et pour la Maison de la Culture du Japon à Paris. Il écrit également aux Cahiers du Cinéma.