Du milieu des années 60 à 1984, Marguerite Duras dirige dix-neuf films dont la radicalité poétique prolonge la modernité de son œuvre écrite. À la fois violente et douce, la révolution durassienne inaugure un rapport sans précédent au cinéma narratif, remettant en cause le lien entre son et image, entre invention et remploi.
Au « plus grand nombre de spectateurs de France », Marguerite Duras demande, dans la presse, de ne pas entrer dans la salle où se projette, en 1981, L'Homme atlantique. Cela afin de ne pas perturber les vrais spectateurs de son film, auxquels elle pense en écrivant : « Moi qui fais du cinéma, difficile ou non, du cinéma. » Cinéphile, elle se dit fan de Chaplin, de Tati et de Bresson, tout en questionnant la place du public et fustigeant le cinéma hégémonique de divertissement.
« Avant de faire l'amour vraiment, on le fait d'abord au cinéma »
Dans la mythologie durassienne, le cinéma commence avec la musique : c'est d'abord la mère adulée et décriée, pianiste accompagnant des films dans la pièce teintée d'autobiographie, L'Eden Cinéma. Cette mère triste traîne ses amours frustrées et ses enfants au travail chaque soir, improvisant des airs que Duras voudra retrouver plus tard avec le compositeur Carlos d'Alessio. Dans le roman Un barrage contre le Pacifique, Suzanne, alter ego adolescent de l'autrice, cherche l'amour, c'est-à-dire l'obscurité violente et obscène des salles. La cinéphilie est le lieu de l'enfance passée dans les colonies, ainsi que la découverte de la nuit artificielle et démocratique du cinéma, celle où se perdent les désespoirs d'une Blanche déclassée. Si le cinéma est au cœur de l'enfance, celle-ci est le sujet du dernier film de Duras, Les Enfants (1985), adapté de son propre livre jeunesse Ah, Ernesto ! Le film inspire à son tour l'un des derniers romans, La Pluie d'été, comme pour boucler la boucle d'une vie d'écriture entre littérature et cinéma.
Mais comment l'écrivaine ultracélèbre et polémique devient-elle la réalisatrice égérie d'un cinéma différent ? Dès la fin des années 50, c'est le cinéma qui s'intéresse à Duras : René Clément, Jules Dassin puis Tony Richardson adapteront les premiers ses livres. Entre-temps, elle commence par signer des scénarios : pour Alain Resnais, Marin Karmitz et Georges Franju ; mais aussi, aux côtés de Gérard Jarlot, pour Jean Rollin, Henri Colpi et Peter Brook. Frustrée, sinon déçue, des adaptations de ses textes, elle décide de passer derrière la caméra, d'abord avec Paul Seban pour La Musica (1966) puis Détruire, dit-elle en 1969, qu'elle dirige seule. « Fulgurant comme l'amour, silencieux comme la mort, grave comme la folie, âpre comme la révolution, magique comme un jeu sacré, mystérieux comme l'humour, Détruire, dit-elle ne ressemble à rien », écrit Duras, ajoutant par la suite que c'est aussi l'impossibilité d'écrire des romans après Mai 68 qui l'a faite cinéaste.
« Le cinéma, c'est au centuple l'espace du livre »
« On croit toujours qu'il faut partir d'une histoire pour faire du cinéma. Ce n'est pas vrai. Pour Nathalie Granger, je suis complètement partie de la maison », affirme-t-elle au sujet de ce film de 1972, première écriture de scénario original, où deux femmes laissent filer les heures alors que la radio égrène les actualités dans une demeure des Yvelines. La Femme du Gange (1974) met en scène, depuis Trouville et pour la première fois, l'Inde fantasmée, revisitée dans le flamboyant India Song l'année suivante. En 1976, Son nom de Venise dans Calcutta désert reprend la même bande-son que ce dernier, comme pour lui répondre ou le contredire. Ces trois œuvres majeures condensent plusieurs romans, devenant des palimpsestes qui recomposent la trajectoire du personnage d'Anne-Marie Stretter (inoubliable Delphine Seyrig) poussant le cinéma de Duras vers un territoire nouveau, lieu du désir sans fin où le lien entre son et image est rompu, créant, selon elle, « une sorte de temps désarticulé ».
Avec Le Camion, en 1977, la cinéaste dirige une histoire « impossible », visant à atteindre la grammaire primitive du cinéma. Gérard Depardieu et Duras arpentent plus qu'ils ne lisent les restes d'un film qui ne sera jamais fait, un film politique actant définitivement la rupture avec la gauche communiste. Après Baxter, Vera Baxter (1977), chronique de la vie d'une femme adultère sur ordre de son mari, Duras signe le bouleversant Navire Night (1979), où des Parisiens esseulés fantasment au téléphone des rencontres chimériques. Le film, énigmatique et ténébreux, est le produit de sa propre impasse : « On a mis la caméra à l'envers et on a filmé ce qui entrait dedans, de la nuit, de l'air, des projecteurs, des routes, des visages aussi », écrit-elle au sujet de cette œuvre déchirante qu'elle a failli abandonner en renonçant au cinéma.
« Une occupation merveilleuse, le cinéma »
Mais ces naufragés de l'amour sans consolation possible portent en eux l'éclat des courts métrages qui suivent la même année, puisque des plans abandonnés du Navire Night sortiront Les Mains négatives, ainsi que Césarée – dont l'histoire, une variation sur la fin des amours de la reine Bérénice et l'empereur Titus, inspire aussi le Dialogue de Rome (1982), une commande de la RAI. D'un film à l'autre, la circulation des images et des sons, ainsi que des personnages, permet de comprendre l'économie cinématographique de Duras, basée sur la fragmentation, le remploi et la ritournelle. Ce sont à nouveau les plans de Paris et une tragédie de la mémoire qui animent, toujours en 79, Aurélia Steiner (Melbourne) et Aurélia Steiner (Vancouver).
La genèse d'Agatha et les lectures illimitées (1981) est néanmoins un cas unique, puisque le film est adapté de L'Homme sans qualités de Robert Musil, avec Bulle Ogier, Yann Andréa et la voix surplombante de l'autrice. Inévitablement, des chutes de ce film et des ruines du dernier amour naît le splendide Homme atlantique, tombeau cinématographique d'une passion, peut-être la plus terrible et radicale des œuvres durassiennes. On y voit l'homme aimé et du noir, beaucoup de noir. Le monochrome de L'Homme atlantique nous permet de comprendre un cinéma qui s'apparente au désastre : discontinu, traversé par l'Histoire, mais dont la tristesse infinie n'occulte pas l'intarissable liberté.
Gabriela Trujillo