Travelling sur les travelos

Noël Herpe - 18 janvier 2024

Pas tout à fait drag queen, et pas encore transgenre, le travesti est une figure du cinéma classique. Dans le burlesque hollywoodien, un homme qui s'habille en femme ne saurait le faire que pour échapper à la mort (et provoquer le fou rire des spectateurs). À ce passage obligé, la comédie, en se modernisant, découvre un sous-texte initiatique, que Certains l'aiment chaud ou Tootsie déclineront jusqu'aux frontières du gender fluid. Et si, loin d'être une déconstruction du masculin, le travesti nous apprenait à construire un personnage ? À l'instar du Céladon d'Éric Rohmer, le garçon qui revêt une robe, et contrefait sa voix, réinvente l'art de l'acteur.

 

Le travesti n'a plus bonne presse. Il est ringardisé, de nos jours, par des avatars plus extrêmes : la drag queen (dont la sainte patronne pourrait bien être, à l'écran, Priscilla, folle du désert) ; le transgenre, qui rebat les cartes et entend faire fi des conventions du vêtement. Le fantôme pourtant résiste, et persiste, au grenier du cinéma, à raconter son histoire à lui. Celle d'un homme qui ne prétend pas forcément être une femme, ni brouiller les assignations de genre – mais, tout simplement, s'en sortir. Otage d'une situation de vaudeville, qui empêche d'accéder au corps désiré, il ne saurait transgresser les interdits sociaux qu'en se déguisant en Maman. Ainsi Michel Serrault dans La Cage aux folles, avec, à la clé, un défi narratif encore plus fou, puisque le père Fouettard (Michel Galabru) se voit à son tour condamné au décolleté et au rouge à lèvres, seuls moyens d'entrouvrir les barreaux de la cage.

Le travestissement comme joker, comme ultime étape avant la catastrophe. La robe ou la vie. Le burlesque américain raffole de ce gender fluid à pistolet sur la tempe ; qui révèle, chemin faisant, des failles insoupçonnées. Quand Buster Keaton, dans Buster s'en va-t-en guerre, se fait renverser et transformer en serpillère par son partenaire de valse, il boit jusqu'à la lie le calice comique du travesti. Un gars qui paraît en scène en robe noire trop courte, avec les godillots qui dépassent, n'a le droit de susciter que l'hilarité de l'assistance (l'année même où Marlene Dietrich, draguant en smoking dans Morocco, devient une icône glamour). Il y rencontre un vertige, un évanouissement de sa masculinité, ou si l'on préfère une mise à l'épreuve, avant de retrouver sa bien-aimée, qui ont une valeur de passage.

La comédie des erreurs

Ces glissements de terrain peuvent en cacher d'autres. Ceux qui vouent le mâle traveloté, et classiquement ridicule, à faire valoir la femme travestie. Rappelez-vous Robert Preston, se vautrant dans ses trucs de transformiste au finale de Victor Victoria (brillant remake, par Blake Edwards, du musical anglais First a Girl)... Il est vrai qu'on ne se souvient que de Julie Andrews, damant le pion aux mecs dans son costume de gentleman. Partie intégrante du déguisement en demoiselle, l'humiliation de l'homme le conduit, bon an mal an, à réviser son logiciel. Dans Fanfare d'amour (première version, bien française, d'un futur chef-d'œuvre de Billy Wilder), deux musiciens planqués au fond d'un orchestre féminin, crise du travail oblige, y goûtent des délices qui ne sont pas toutes réductibles au male gaze. Les jambes gainées de soie, Fernand Gravey, que lutine un entrepreneur de spectacles libidineux (étape quasi fatale de l'expérience travestie), se convertit aux grâces asexuées de l'amour courtois.

Nobody's perfect. La dernière phrase de Certains l'aiment chaud (dans la bouche d'un Jœ E. Brown qui fut lui-même, quinze ans plus tôt, un travesti drolatique de haut vol) donne le la rétrospectif d'une révolution en dentelles. Plus que jamais, Wilder fait du travelo l'otage d'une situation inextricable, où la robe est le seul passeport contre la mort. Mais il joue d'une logique d'autos-tamponneuses, qui confronte les vieilles lunes du burlesque twenties à l'émergence de corps modernes : celui de Tony Curtis, qui se découvre quasiment plus sexy (et tellement plus sympathique) en fille qu'en garçon ; celui de Marilyn, qui renvoie les simagrées mâles à leur vanité. Une page se tourne, des masques tombent. La perruque, en se décrochant, laisse entrevoir un espace (peut-être utopique) où il n'y aurait plus aucun rôle, ni position sexuée où se cantonner. C'est sur cette incertitude que se conclut Tootsie, drôlissime pont jeté entre le slapstick et la sitcom, entre l'hypertrophie du personnage costumé et la défaite du costume.

Retours aux sources

Ce n'est pas si simple. Comme la peau d'ours de La Règle du jeu, la force symbolique du déguisement n'est pas abdiquée sans danger. Le protagoniste de Triple Écho, beau film méconnu de Michael Apted (1972), s'abandonne à un abîme où s'évanouit son être même. Derrière le décor du Locataire, il y a encore un décor : une cour d'immeuble en forme de cirque, où le travesti, éternellement, rejoue le salto mortale qui préside à son répertoire. En s'aventurant hors des limites de la scène, il, ou elle, bute contre une coulisse, ou un horizon, qui se laissent malaisément définir. À moins d'assumer le vertige en sens inverse, en revenant à la case départ, en redevenant sa mère. Cela soulèvera toujours le rire, ou un sourire narquois (Peter Sellers dans La Souris qui rugissait, Michel Piccoli chez Otar Iosseliani). Chez Tod Browning ou Brian De Palma, l'avatar maternel sème la terreur, incarnant une loi morale qui rétrécit ou anéantit l'autre.

Il est d'autres manières de retourner aux sources. Elles suggèrent, qui l'eût cru ?, que le travestissement n'est pas nécessairement un pis-aller. En digne héritier de Jean Renoir, Éric Rohmer ne croit pas à la primauté de l'essence sur l'apparence, à une vérité qu'il faudrait chercher derrière les simulacres de l'acteur. L'être se dissimule dans le paraître, et dans le devenir femme, il faut surtout entendre le devenir : un état transitoire, adolescent, prêt à se prolonger délicieusement. Cela communique à la séquence finale (testamentaire) des Amours d'Astrée et de Céladon un mélange unique, inépuisable, d'érotisme et de poésie. Et s'il n'y avait rien, au-delà de la scène ? Un sublime et récent film reprend ce pari. Dans une France de fin du monde, des Garçons de province, regardés par Gaël Lépingle, réinventent la fiction à partir de rien. Il leur suffit d'une paire de talons hauts, de collants Renaissance, de paillettes de bastringue pour qu'un théâtre se recrée, repoussant les limites du réalisme cinématographique autant que de notre cité matérialiste. Le travesti, ou l'enfance de l'art.

Noël Herpe

Maître de conférences à l'université Paris 8, historien du cinéma français, Noël Herpe a conçu pour la Cinémathèque française les expositions Sacha Guitry et H.-G. Clouzot. Il a publié de nombreux livres, notamment une biographie d'Éric Rohmer et un recueil d'entretiens avec lui ; un recueil d’entretiens avec Jean-Christophe Averty ; et, plus récemment, Ma vie avec Bernard Pivot. Il est l’auteur d’écrits autobiographiques (Souvenirs/Ecran) et de films de fiction (La Tour de Nesle). En mars 2024 paraît son nouveau livre, intitulé Travestissons-nous !, et sous-titré Quand l’acteur se déguise en femme.