Quand Anthony Mann meurt le 29 avril 1967, terrassé à 60 ans par une crise cardiaque pendant le tournage entre Londres et Berlin de son 40e long métrage, Maldonne pour un espion, on se représente cet homme énergique, intense, tomber comme l'Indien intransigeant et condamné joué par Robert Taylor à la fin de La Porte du diable : droit et d'un bloc. Bien sûr, Mann aurait eu un projet de film s'il avait vécu : un retour au western – « le plus grand des genres », disait-il –, avec John Wayne cette fois, une sorte de Roi Lear dans l'Ouest. Il n'empêche que Maldonne... observe le sombre terminus d'un agent double, loin de chez lui et interdit de rentrer malgré des tentatives de plus en plus désespérées ; le drame d'un homme incapable d'arpenter librement la moindre étendue, et ce dans n'importe quelle direction. Et comment retrouverait-il ce qui a disparu : Berlin Ouest/Est comme paradigme d'un espace partout séparé, quadrillé, verrouillé. Le film aurait pu s'appeler Border Incident ou The Last Frontier si Mann n'avait déjà retenu ces titres.
Peut-on voir ce dernier film comme un discret autoportrait ? Celui d'un cinéaste délocalisé ou expatrié, obligé de tourner en Europe depuis le début des années 60 des superproductions avec des fortunes diverses, et dans l'incapacité de renouer avec son espace naturel, cet Hollywood qu'il avait su pratiquer pendant vingt ans et plus – disons depuis T-Men (La Brigade du suicide), qu'il considérait comme ses vrais débuts –, un pays qui n'existait plus tel qu'il l'avait connu.
Raréfaction de l'air(e)
Ce pays disparu, c'est celui où Mann a tourné ses plus beaux films jusqu'en 1958, dont cinq westerns décisifs avec James Stewart entre 1950 et 1955, aidé dans ses entreprises par le studio system d'alors (Universal, MGM, Columbia, United Artists) et un entourage d'exception. Par exemple, le producteur Aaron Rosenberg, les scénaristes Borden Chase ou Philip Yordan, des chefs opérateurs tels que John Alton et William Daniels, de grands acteurs (y compris par la taille, qui a son importance) : Stewart, Fonda, Cooper..., des seconds rôles mémorables (Dan Duryea, Millard Mitchell, John McIntire, Wallace Ford...). Ses westerns, Mann s'arrangeait justement pour les tourner hors des studios, c'est-à-dire loin du plateau fermé où l'acteur dit son texte sous une lampe mais aussi à bonne distance de patrons envahissants. De vrais extérieurs, sous le soleil d'Arizona ou dans la neige de l'Oregon, « parce que ce sont eux qui vous donnent des idées » et parce qu'« il faut que les acteurs et l'équipe technique luttent contre quelque chose ». Parce qu'à l'écran, la violence des hommes ressort d'autant plus qu'elle se détache d'un fond de nature à la beauté sereine.
Ce pays disparu, c'est aussi une certaine Amérique, celle de l'Indien, de la conquête de l'Ouest, de l'esprit pionnier et des étendues à perte de vue avant que la ville et les pratiques capitalistes (les villes-champignons dans Je suis un aventurier) ne gagnent du terrain ; une geste américaine que Mann aurait voulu raconter dans La Ruée vers l'Ouest si MGM ne l'avait contraint précisément à se rabattre en studio après des jours de tournage en plein air (« Je me suis alors désintéressé du film »). Tous ses westerns exaltent ce pays disparu, plus exactement un espace a priori immense et disponible, idéal pour les êtres sans attaches, mais qui ne cesse de rétrécir comme peau de chagrin sous les coups de boutoir d'une modernité envahissante. Sans même évoquer L'Homme de la plaine, dernier des cinq westerns avec Stewart qui se déroule tout entier dans une cuvette, comme si l'idée de voyage ou de transhumance s'était évanouie, il faut voir le chemin parcouru, c'est-à-dire le terrain perdu, entre Winchester '73 et Je suis un aventurier : dans l'un, le cowboy, lancé à la poursuite de son frère ennemi, semble traverser un continent à bride abattue, grisé par l'illimité, faisant halte seulement pour se battre ou faire boire les chevaux : sky is the limit. Dans l'autre, le mouvement, toujours au programme en théorie, ne cesse d'être entravé par le nouvel ordre économique de la fin du XIXe siècle. Villes étapes, taxes, postes frontières et autres rackets mettent l'horizon en coupe réglée. L'individu américain supposé souverain fait à son tour une expérience déjà vécue dans leur chair par les Indiens, historiquement les premiers, et, de fait, La Porte du diable devient le premier western de Mann : tout espace finit en réserve, tout territoire en propriété. Les couleurs et le Cinémascope n'y peuvent rien, sauf de magnifier ce qui s'est éloigné. De plus en plus, un rapport sensible à la nature semble se défaire, une nature condamnée au souvenir ou à ne plus faire qu'image.
D'un siècle à l'autre
Que devient l'homme face à ce qui le dépasse et l'abaisse ? Soit il résiste et tombe soudain comme un chêne, soit il continue de chercher des chemins de traverse pour éviter l'anonymat des foules. Ou bien il plie pour ne pas rompre et rentre dans le rang : c'est Victor Mature, le « bon sauvage » de La Charge des tuniques bleues qui finit sanglé dans un uniforme de la cavalerie. C'est Gary Cooper dans L'Homme de l'Ouest qui monte pour la première fois dans un train (« Jamais vu chose plus laide de toute ma vie ! ») et s'efforce de faire entrer ses longues jambes dans la place « taille unique » qu'on lui alloue désormais. C'est Mann dans son temps, les États-Unis d'Eisenhower et de McCarthy.
Logiquement, puisqu'elles viennent historiquement après le temps du western, c'est ce qui s'accomplit déjà dans ses séries B d'après-guerre : une esthétique claustrophobe pour exprimer l'angoisse de vivre dans un monde liberticide. Est-ce un hasard si les citadins en imper de ses films noirs se battent dans des placards et des caissons, et si les éclairages savants d'Alton les plongent dans la nuit (T-Men, Marché de brutes) ? Si des paysans exploités s'enfoncent dans des sables mouvants en passant en clandestins la frontière avec le Mexique (Incident de frontière) ? S'il faut lutter dans des wagons étroits et des couloirs pour empêcher qu'on assassine le président Lincoln (Le Grand Attentat) ? Si Le Livre noir, situé au temps de Robespierre et de la Terreur, se révèle, au sens propre, un film très « bas de plafond », tellement que des têtes – promises à la guillotine – s'y cognent quasiment ? Anthony Mann aura ainsi commencé sa carrière dans les années 40 en exposant à la force de sa mise en scène les conséquences avant les causes, le film noir avant le western, soit les effets dévastateurs d'un trajet dit de civilisation qui vient du siècle précédent. Un trajet qui mène jusqu'à Berlin Ouest, dédale sans issue.
Bernard Benoliel