De son propre aveu, Nicolas Philibert prend son temps, ne se précipite jamais vers le film d'après, mais attend la nécessité qui le poussera à prendre la caméra – littéralement, puisqu'il est le cadreur de tous ses films depuis La Moindre des choses (1996). Il a ainsi construit depuis plus de trente ans, avec une qualité de patience rare, une passionnante carrière de cinéaste documentaire, couronnée à la Berlinale 2023 par un Ours d'or pour Sur l'Adamant. Avant cela, un autre jalon important aura été Être et avoir (2002), énorme succès en France et à l'étranger, sorte de chant d'adieu à l'école du XXe siècle, et étonnant portrait d'un instituteur de campagne, plus ambigu qu'il n'y paraît.
Humain / non-humain
Né en 1951, Nicolas Philibert a d'abord été assistant pour René Allio, Alain Tanner et Claude Goretta. Après un premier documentaire – La Voix de son maître – coréalisé avec Gérard Mordillat, et quelques documentaires sportifs pour la télévision, sa filmographie s'inaugure réellement avec La Ville Louvre (1990), dont les premiers plans sont exemplaires de son rapport au sujet filmé : une lampe torche éclaire certaines zones du cadre tandis que d'autres restent dans l'ombre ; une porte s'ouvre, et des visages surgissent de l'obscurité, des figures et des regards peints sur des toiles ou sculptés dans le marbre. À ce stade, nous ne savons rien de ce qui nous attend, mais nous sommes frappés par l'étrange matérialité du réel, sa part d'opacité tangible. Dès lors, le travail du cinéaste est double et contradictoire : d'un côté, approfondir ce mystère, le complexifier, scruter tout ce par quoi la vie des hommes ressemble à une fresque abstraite et parfois absurde, de l'autre s'approcher sans faillir de ce qui fait commun, de ce qui nous rapproche, des gestes qui nous relient et nous permettent de nous comprendre.
Les trois premiers films de Nicolas Philibert, La Ville Louvre, Le Pays des sourds (1992) et Un animal, des animaux (1994), forment ainsi une période d'approche, où le cinéaste affûte par la bande une sorte d'anti-méthode : plutôt que d'arriver tout armé dans le milieu qu'il choisit d'explorer, il adopte la position de son spectateur futur et s'avance à pas de loup vers ce qui l'intéressera de plus en plus frontalement au fil des décennies. La rencontre, les gestes, le visage humain pris comme un paysage étranger, mais étrangement familier. La Ville Louvre et Un animal, des animaux font le pari de faire s'exprimer l'inanimé (les œuvres d'art, les animaux empaillés du Muséum d'histoire naturelle de Paris), offrent une observation des humains qui peuplent ces microcités à travers les yeux des objets. Par ce léger décalage, on regarde ces fourmilières avec une forme d'humour et de tendresse qui privilégie les petites scènes aux grandes séquences d'épuisement de la parole, que l'on peut trouver par exemple chez un Frederick Wiseman (pour lequel Philibert ne cache d'ailleurs pas son admiration). Par des jeux d'échelle et de détournement des situations, le cinéaste nous amène à reconsidérer les relations entre l'humain et le non-humain. Ce sera exemplairement le cas des années plus tard avec Nénette (2010), portrait d'une orang-outan de la ménagerie du Jardin des plantes, entièrement centré sur le visage et le corps de l'animal, jusqu'à ce que nos yeux perdent de vue l'étalon de l'humain et basculent dans un autre rapport au vivant.
Art / pédagogie
Avec Le Pays des sourds, Nicolas Philibert entame une réflexion qu'il continuera de mener dans nombre de ses films (La Moindre des choses, Être et avoir, De chaque instant) autour de la pédagogie : comment le savoir se transmet-il ? comment les relations de pouvoir irriguent-elles des lieux qu'on pensait préservés ? Ainsi, dans cette école où de jeunes sourds doivent apprendre le langage parlé, les yeux du spectateur d'aujourd'hui (peut-être plus sensible qu'hier à toute forme d'abus de pouvoir) tiqueront à la vue des enfants brusqués, contraints de ravaler leurs signes pour oraliser les mots. Nicolas Philibert est là pour les recueillir, donner à voir cet effort de l'enfant pour devenir un petit homme comme il faut – qui sait parler – et montrer cet effort est soufflé par la liberté de son geste. Souvent présente dans les marges de la société, cette liberté sera au cœur de son chef-d'œuvre, La Moindre des choses, immersion à la clinique psychiatrique de La Borde. Film circulaire, La Moindre des choses s'approche des patients avec une pudeur que guide un filmage à l'économie : ne rien arracher de trop à celles et ceux qui acceptent la caméra, rester toujours conscient de ce qu'implique l'acte de représentation – qui est nécessairement un échange –, cultiver une précaution, une forme de retrait qui laisse de l'espace pour que les personnes s'avancent d'elles-mêmes vers le film. Ainsi, enregistrer cette phrase d'un des patients qui désigne la caméra et la perche : « On me prend là, on me prend là aussi, qu'est-ce qui va me rester ? ». Formulation limpide pour pointer un possible vampirisme de l'acte filmique, vampirisme que Nicolas Philibert s'emploiera à tenir à distance – à l'inverse d'un Werner Herzog dont la subjectivité dévore toujours le sujet. De chaque instant (2018) et Sur l'Adamant (2023) approfondissent la veine optimiste du geste de Philibert : au sein d'une école d'infirmiers (en réalité, surtout des infirmières) pour le premier, et sur une péniche, qui accueille des personnes atteintes de troubles psychiatriques, pour le second, Nicolas Philibert prend la décision de filmer des endroits où « ça » fonctionne, alors même que l'on sait dans quel état de dégradation se trouvent l'hôpital public et le soin psychiatrique. Ça fonctionne donc, presque à l'insu de l'institution, en dépit d'elle, parce que des êtres humains font, jour après jour, des gestes qui soignent, qui apaisent, qui appellent. Le cinéaste est là pour répondre, avec modestie et responsabilité, à cet appel.
Laura Tuillier