William Friedkin, au théâtre de la déraison

Joachim Lepastier - 17 janvier 2024

L'œuvre de William Friedkin est dominée par la magistrale quinte flush des années 70-80 qui à elle seule a redéfini les codes narratifs, esthétiques et émotionnels de plusieurs genres (horreur, polar, thriller, aventures) : French Connection, L'Exorciste, Le Convoi de la peur, Cruising et Police fédérale, Los Angeles (au titre original à valeur nettement plus métaphysique : To Live and Die in L.A.). Le point commun de ces cinq films : embarquer les spectateurs dans une mission à haut risque (infiltration policière, traversée de la jungle) qui se transforme en confrontation face aux forces du Mal (et même face au Diable), tout en en détaillant les procédures grâce à une mise en scène relevée d'une touche vériste.

Police Féderale Los Angeles - William Friedkin au Théâtre de la déraison

Course-poursuite avec les dealers dans le trafic new-yorkais (French Connection), opération médicale (angiographie) filmée en direct, laissant apparaître la trace du démon en filigrane sur les radios (L'Exorciste), traversée d'un pont en rondins branlants sous un déluge dantesque (Le Convoi de la peur), plongée dans les backrooms SM (Cruising), fabrication de faux billets en forme de manifeste pop art (Police fédérale, Los Angeles). Les morceaux de bravoure friedkiniens sont animés d'un double mouvement : l'appel vers l'interdit et l'épure du geste.

Derrière le raconteur d'histoires, se cacherait donc un documentariste « tête brûlée », d'autant plus que le premier coup d'éclat du cinéaste, The People vs. Paul Crump, est un étrange objet, hybride entre cinéma et télévision, ancêtre du true crime, réactivant la « méthode Rashōmon » (confronter les actions et les points de vue) pour mettre à jour les biais racistes de la justice et, in fine, aboutir à la révision du jugement du protagoniste. Grâce au cinéma, on évite la peine capitale ! Qui dit mieux pour un début ? 30 ans plus tard, Le Sang du châtiment deviendra fameux pour son remontage (en 1992, après une première sortie en 1987) allant cette fois-ci dans le sens de la peine de mort. L'ambivalence idéologique de Friedkin serait-elle au diapason de certains de ses héros, luttant contre des figures maléfiques mais puisant, dans cette proximité démoniaque, une certaine force vitale ?

Les planches, allers et retours

Réduire Friedkin à un cinéaste d'action avide de spectaculaire et mû par une surenchère de véracité, c'est oublier que son œuvre est aussi nourrie par une forte inspiration théâtrale. Laquelle est manifeste dans ses débuts (quatre longs métrages entre 1967 et 1970, peu vus). De cette période pré-French Connection, l'histoire du cinéma a surtout retenu Les Garçons de la bande pour son progressisme (première fiction américaine à mettre en scène des personnages homosexuels en 1970), mais chacun de ces quatre films entretient un lien singulier avec l'univers des planches et du spectacle. Good Times est une curiosité musicale méta où le duo Sonny & Cher s'interroge en chansons sur son passage au cinéma, cornaqué par un producteur retors joué par George Sanders. L'Anniversaire, l'adaptation d'un succès d'Harold Pinter. Strip-tease chez Minsky part d'une anecdote véridique (une Amish de 25 ans en fugue et trouvant refuge parmi une troupe off Broadway invente un nouveau numéro, le striptease) mais vaut surtout pour son exploration fureteuse des passages entre scène et coulisses.

Cette veine théâtrale aura aussi permis à Friedkin un come-back dans les esprits cinéphiles à partir du foudroyant huis clos Bug (film de la révélation de Michael Shannon, qui avait déjà joué la pièce de Tracy Letts, auteur également de Killer Joe), jusqu'au hiératisme assumé de son film (posthume) de procès militaire, The Caine Mutiny Court-Martial.

Échecs et dérèglements

Entre un début et une fin de carrière différemment abreuvés par le théâtre, et des titres fameux alimentés par la soif des défis, l'œuvre de Friedkin connaît aussi ses recoins hantés par l'échec. Lui-même a parfois jugé sévèrement certains de ses opus mineurs, quand il ne les passe pas carrément sous silence dans sa jouissive autobiographie Friedkin Connection parue en 2014. Certains titres moins connus révèlent pourtant des surprises, comme cette inattendue veine satirique dans Le Coup du siècle (farce « à la Jœ Dante » sur des marchands d'armes en pleine ère Reagan) ou Têtes vides cherchent coffres pleins (comédie de braquage plus aimable, « à la Capra » et reconstituant ponctuellement le couple Peter Falk / Gena Rowlands d'Une femme sous influence). Le pessimisme foncier du cinéaste semble alors s'être transmué vers une humeur plus sardonique.

À l'approche des années 90, son cinéma ne se tient plus sur la même ligne de crête aiguisée, mais reste traversé de fulgurances. Le béhaviorisme du Sang du châtiment est régulièrement perturbé par des visions figurant le crime comme une extase. Si le conte horrifique La Nurse reste loin de l'intensité sulfureuse de L'Exorciste, il trouve ponctuellement sa propre inspiration gothique et sylvestre dans les scènes d'extérieur. Quant au sexy néo-noir Jade, dont le scénario est signé par le maître du genre Jœ Eszterhas (Basic Instinct, Showgirls), son ambiance vénéneuse est relevée par l'adrénaline d'une poursuite en voiture sur les pentes de San Francisco, réveillant aussi bien le souvenir de celles de French Connection et Police fédérale, Los Angeles que le spectre de Bullitt.

Dans les années 2000, Friedkin retrouvera une nouvelle vigueur en réduisant la voilure de ses projets. Traqué renoue avec l'élan d'une série B à l'ancienne, où la chasse à l'homme se double d'une réflexion sur l'hubris militaire. Bug, tourné principalement entre les quatre murs d'une chambre de motel, invente un lyrisme démoniaque dans sa peinture de la déraison d'un couple. Que Friedkin parte à la conquête de grands espaces où franchisse le seuil de lieux tabous, qu'il tourne en pleine jungle ou dans les chambres d'esprits possédés, son cinéma aura sonné les trois coups d'un grand théâtre de la déraison. Le chien fou d'Hollywood abritait sans doute un esprit rimbaldien, inventant de périlleux défis de mise en scène, pas tant par goût du sensationnalisme que pour donner un sens cinématographique à un inédit dérèglement de tous les sens, fil rouge tendu entre les ères des évasions psychédéliques et celles de la paranoïa contemporaine.

Joachim Lepastier

Joachim Lepastier est critique aux Cahiers du cinéma.