L'empire du regard

Julien Rejl - 17 janvier 2024

L'obsession qui traverse l'œuvre de Michelangelo Antonioni est emblématique de la modernité cinématographique. Le cinéaste italien n'a cessé de rendre palpable ce qui se dérobe par excellence dans le cinéma classique, le hors-champ absolu, la condition de toute représentation : le regard. À partir de L'avventura et sa rupture fracassante avec le néoréalisme, Antonioni s'est révélé un expérimentateur hors pair, cherchant film après film des solutions formelles, tant narratives que plastiques, pour questionner le regard jusqu'à faire éclater la notion de point de vue.

Le temps d'après

Antonioni commence par réaliser des courts métrages documentaires dans les années 40. Ces films sont déjà habités par une tension latente entre l'enregistrement d'une réalité sociologique et une tendance à l'abstraction qui rompt avec les codes de la représentation classique. Nettoyage urbain ne s'intéresse pas par hasard au quotidien des balayeurs de rue : ce sont des travailleurs invisibles qui voient sans être vus, l'horizon idéal du héros antonionien.

À partir des années 50 et le passage au long, Antonioni s'éloigne de la classe ouvrière et devient le peintre de l'intériorité bourgeoise : échec du couple, perte de sens, mélancolie. Chronique d'un amour ou l'enquête sur une femme au passé trouble est une avventura dans l'œuf. L'ennui des Femmes entre elles débouche sur un suicide. Dans Le Cri, après avoir été quitté, Guido part sur les routes sans craindre ni le froid ni la faim : il a tout simplement peur de ne plus avoir envie. Jusqu'à ce film, la forme est encore extérieure au fond. Néanmoins, Antonioni a déjà installé son cinéma dans le temps d'après, celui qui suit l'effondrement intime.

Une femme disparaît

« Je ne vois que d'un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. » (Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI)

L'avventura fait l'effet d'une onde de choc lors de sa présentation à Cannes en 1960. C'est un trou dans la narration, une disparition inexpliquée, qui met le récit à l'arrêt et plonge le film entier (et les suivants) dans une errance sans conclusion. Une femme disparaît : cette simple phrase intransitive résume le récit lacunaire de la trilogie italienne. Et si la séparation amoureuse, avec tous ses méandres, est le motif privilégié de cette période, c'est parce qu'elle signifie la rupture radicale avec l'enchaînement logique des actions comme avec le pouvoir des mots. En somme, avec le sens.

Deleuze l'avait remarqué : chez Antonioni, on cherche à se soustraire à un regard. Les personnages s'éclipsent pour échapper à un œil qui pèse de tout son poids dans le cadre. Paradoxe du cinéma d'Antonioni : ses héros veulent sortir du tableau, qu'on les laisse désirer en paix. Mais leur désir est nécessairement coupable : Claudia prend littéralement la place de sa meilleure amie auprès de son fiancé (L'avventura), Lidia souffre de ne plus aimer son mari (La Nuit)... Si l'imposture est la condition de l'héroïne moderne, chaque plan devient intrinsèquement accusateur. Dans L'Éclipse, Vittoria finira par s'évaporer sans prévenir, nous laissant face à un enchaînement de plans de rues désertiques sous le regard inquisiteur d'un passant.

Cette pente dépressive se répercute également dans le goût du cinéaste pour les paysages vidés, les changements d'échelle et les recadrages à l'intérieur des plans. L'image elle-même contribue à dissoudre le semblant de continuité du récit. L'apparition de la couleur, dans ce film de transition qu'est Le Désert Rouge, est utilisée comme un facteur d'oppression supplémentaire : l'éclat des monochromes, ersatz de regard, fait tomber les masques.

Nomades anonymes

« La solitude : douce absence de regard. » (Milan Kundera, Le Visage)

« On ne peut pas vivre en paix », proclame celui qui fait profession de regarder dans Blow-Up. À savoir : n'y pensez pas, il est impossible d'échapper à l'emprise du regard. Pourtant, le départ d'Italie va se révéler libérateur pour Antonioni. Allégés d'un poids (finie la psychologie du couple), les films des années 70 parcourent le monde avec les lunettes du nomade : le voyage permet d'observer les choses avec l'impunité de l'étranger. Pas vu, pas pris. Première escale à Londres. Blow-Up est le film le plus théorique de son auteur, comme s'il lui fallait d'abord crever l'œil de la maîtrise avant de s'évader pour de bon. À force de regarder, Thomas finit par fantasmer une histoire de meurtre à partir d'une simple image. Le voyeur se perd dans un puits de sens sans fond.

Après cette mise au point, le road movie, forme ultime de l'errance antonionienne, s'impose. Le désert est l'étape incontournable d'une renaissance : points zéros, la vallée de la Mort et le Sahara sont des taches aveugles où ne rode aucun regard scrutateur. On peut y abandonner son identité avant de retourner, anonyme, dans le monde. Profession : reporter dessine un scénario idéal pour Antonioni : David décide de suivre l'agenda du mort dont il a pris la place pour errer sans but d'un pays à l'autre. Les signes s'affranchissent de toute signification et deviennent prétextes à vagabondage.

De la ville vers la périphérie, de la terre vers le ciel, de l'engagement politique à l'action solitaire, l'œuvre d'Antonioni décrit un mouvement centrifuge, vers les marges. Cette position d'outsider permet au cinéaste de saisir, parfois au prix d'une certaine naïveté (La Chine), ce qui se joue dans l'ici et maintenant, tels les débats révolutionnaires sur les campus universitaires en pleine contre-culture américaine.

L'invention d'un nouveau regard, détaché du point de vue et de l'identification, sera également passée par un dialogue continu avec l'art contemporain et la pop culture. Empruntant à l'expressionnisme abstrait (Pollock), au pop art (Warhol), au rock psychédélique (Tangerine Dream) ou au jazz fusion (Hancock), Antonioni aura été un incomparable destructeur et créateur de formes, à l'image du final grandiose de Zabriskie Point.

Julien Rejl

Julien Rejl est délégué général de la Quinzaine des cinéastes.