« J'aime deux sortes d'hommes : ceux de mon pays et les étrangers. » (Mae West)
Au début des années 30, la transition du muet au parlant et la chute du taux de fréquentation des salles contraignent Hollywood à se tourner vers Broadway pour y puiser de nouveaux talents. Au bord de la faillite en 1932, la Paramount appelle Mae West, 40 ans, à la rescousse. Depuis ses 14 ans, l'artiste chante, joue, danse, écrit et produit des vaudevilles qui ont tous fait scandale : Sex, The Drag, et son plus grand succès, Diamond Lil, nom d'une chanteuse de cabaret obsédée par le sexe, les hommes et les diamants – un alter ego à peine voilé d'un peu de fiction. La Paramount se montre d'abord frileuse et lui propose un second rôle de vulgaire maîtresse dans Nuit après nuit : « N'importe quelle poupée sous contrat peut le faire », s'exclame l'actrice, qui impose d'étoffer le rôle et réécrit entièrement ses répliques. Mae West naît au cinéma, se glissant dans les plis d'une fade bluette et sous le regard d'un studio effrayé par l'énergie qu'il vient de libérer.
Son deuxième film, Lady Lou, adapte sa pièce Diamond Lil. West signe le scénario, les dialogues, choisit les acteurs, gère la mise en scène et s'occupe de ses costumes. Le film reconstitue les Gay Nineties, soit la décennie 1890, parenthèse de prospérité, d'hédonisme et de créativité, âge d'or fantasmatique que n'a pas connu Mae West (née en 1893) mais qui l'a en quelque sorte engendrée et qu'elle tentera d'invoquer partout où elle va. Mae West se fait longuement attendre à l'écran, pendant près de dix minutes, avant d'arriver en calèche : les hommes tremblent de désir, les femmes la réprouvent, les gosses l'admirent. Le monde westien, ou le reflet inversé du nôtre : les femmes mûres n'ont qu'à tendre la main pour attraper une poignée de jeunes éphèbes, joujoux sexuels à leur entière disposition. Depuis sa luxueuse suite, West fomente des plans, dirige le monde, tel un Mabuse tombé dans la marmite du sexe.
« Je n'ai jamais aimé quelqu'un autant que moi-même »
Le monument, ici, ce n'est pas l'intrigue mais bien cette créature, surnaturelle des pieds à la tête. Ses tenues insensées : plumes, paillettes, fourrures, diamants, plateformes de vingt centimètres qui ornent et célèbrent le corps d'une femme mûre (pour l'industrie), blonde platine et bien en chair. Sa démarche chaloupée, mi-cowboy mi-drag queen – des concours d'imitation ouverts aux enfants seront organisés à travers le pays. Sa manière de gémir d'excitation lorsqu'elle s'adresse à un homme. Ses légendaires répliques à double sens. Son appétit sexuel insatiable, son humour, sa lucidité sur le terrain de la guerre des sexes. Si le film fait mine de suivre la ligne d'un vaudeville, il est en réalité entièrement dévolu à enregistrer le miracle de cette femme qui érige des films comme autant de trônes à sa gloire, pendant féminin d'un Sacha Guitry.
Immense succès, Lady Lou renfloue les caisses de la Paramount. West fait désormais ce qu'elle veut et en profite pour réaliser un rêve : incarner une dompteuse de lions (et d'hommes) dans le somptueux Je ne suis pas un ange. En 1934, 46 millions d'Américains (sur 122) ont vu les deux chefs-d'œuvre westiens, et seul le magnat de la presse William Randolph Hearst, qui la déteste, la surpasse en richesse. Dans ses films, West éduque et désinhibe son pays, dispense sa vision du monde et d'une société américaine stratifiée en genres, classes et races. Contre l'avis de tous, elle impose le Duke Ellington Orchestra dans Ce n'est pas un péché, étoffe autant qu'elle le peut les rôles des actrices noires qui jouent ses gouvernantes.
Hays contre West
Mais le code de censure, effectif en 1934, rôde autour du boudoir de l'artiste. De fait, il y a une Mae West pré- et post-code Hays. La commission de censure passe une journée entière à inspecter le scénario de Ce n'est pas un péché et exige son entière refonte : Mae West ruse, use de son génie du double sens, mais d'autres coupes, grossières, se feront au montage. Annie du Klondike est en cela un passionnant cas d'étude, la vitalité conjuguée de Walsh et West tentant de se frayer un chemin entre tous les interdits, livrant une morale absolument ambiguë.
La censure met un terme à cette atmosphère moite, baignée d'une torpeur de sieste crapuleuse, qu'étaient les premiers films westiens. Les intrigues tentent de l'occuper et le sexe s'efface au profit des rapports de classe (Mae West chez les aristos dans Je veux être une lady), où elle prend quand même le temps d'attraper un homme au lasso. Comme tout monstre sacré, elle a droit à son film de coulisses (Go West, Young Man). Dans Mon petit poussin chéri, peu à peu dévitalisée, elle joue sous l'emprise d'une invisible camisole. Dans The Heat's on, pour la première fois, elle n'écrit pas ses dialogues – ce sera son dernier film avant une absence de 27 ans à l'écran.
Hollywood opère sa mutation, chasse de son Olympe les beaux monstres amoraux, condamnant Mae West à devenir l'ombre d'elle-même. Pas bien grave, le mal est déjà fait : tout le monde pourra revoir en boucle ses films où elle figure le rêve d'une sexualité libérée de la peur et de la honte, rendue entièrement à la joie. Ses films sont tout à la fois des leçons d'hédonisme et des manuels féministes, prodiguant la plus belle des leçons d'invincibilité : adore-toi toi-même, et le monde suivra.
Un rêve vivace
Dans les années 50, Mae West trouve un endroit plus hospitalier où recréer ses Gay Nineties : Las Vegas. Tandis que l'artiste quinquagénaire (qui a refusé de jouer dans Boulevard du crépuscule) vieillit avec joie, autour d'elle, une horde de culturistes n'en finit plus de rajeunir. En 1978, Hollywood lui offre un voyage dans le passé avec cette merveilleuse aberration qu'est Sextette, adapté d'une de ses pièces. Mae West, 84 ans, joue une star de cinéma qui se marie pour la sixième fois. Mais à l'hôtel où elle est descendue, une flopée de prétendants la détourne du droit chemin.
Le kitsch absolu de Sextette pourrait faire croire que Mae West est à ranger du côté des icônes culturelles inoffensives comme Mickey Mouse. Ce serait ne pas comprendre qu'elle reste un morceau d'inconscient collectif toujours vivace, brûlant encore la pellicule. À intervalles réguliers, l'énergie libidinale d'un peuple s'incarne dans un corps, une personnalité, qui est alors sommée de réveiller les foules. Au cours des années 30, mais au fond à chaque fois qu'un de ses films est projeté, le sexe adopte Mae West comme nom de scène.
Murielle Joudet