Lorsque le cinéma de Bertrand Bonello surgit à la fin du XXe siècle, il prend la relève d'une école française intime et brûlante qui commence avec Jean Vigo et se poursuit avec Robert Bresson, Jean Eustache, Jean-Luc Godard ou encore Claire Denis. Comme cette dernière, il ira s'abreuver dans le cinéma de genre pour y puiser une animalité et une sensualité nouvelles. Et si le personnage joué par Jean-Pierre Léaud dans Le Pornographe (2001) semble évoquer celui d'Antoine Doinel – l'alter ego de François Truffaut – ce n'est finalement que pour mieux rompre ses attaches avec la Nouvelle Vague et embarquer vers d'autres horizons.
Toutes les fêtes de demain
Né en 1968, Bertrand Bonello appartient à une génération qui a considérablement perdu ses repères politiques. Ce tourment, cette recherche d'une utopie collective dans une société de plus en plus consumériste et individualiste, prendra une forme très concrète dans son cinéma : la fête. Une fête dans laquelle les personnages se perdent, s'abîment, naissent à eux-mêmes. Dès Quelque chose d'organique en 1998, le personnage de Marguerite, joué par Romane Bohringer, se retrouve par hasard, étrangère, dans une fête privée... « Nous vivons une époque sans fête et nous y avons contribué », dira le jeune militant du Pornographe interprété par Jérémie Renier, et Clara Choveaux dans Tiresia (2003) ajoutera avec une mélancolie infinie : « On a une grande joie mais c'est une fête désespérée. » C'est au cœur d'une des fêtes mythiques de chez Régine que naîtra l'étincelle amoureuse entre Yves Saint Laurent et Jacques de Bascher dans Saint Laurent (2014), et le couple formé par Léa Seydoux et George MacKay dans La Bête (2023) navigue de fêtes en fêtes à travers les âges. « On ne paie pas, ce soir c'est la fête ! », disent les prostituées de L'Apollonide (2011) dans leur soirée pourtant la plus triste, après la mort de l'une d'elles et avant la fermeture de la maison. Et les héros de Nocturama (2016) se laissent enivrer par la musique qui les relie les uns aux autres comme un seul corps, avant de se livrer au terrorisme dans un film qui devait s'appeler, à l'origine, Paris est une fête. Cette fête est un lieu de repli et de reconnaissance à l'intérieur du monde, irréductible, inexploitable et inaliénable – d'où la beauté tragique de Coma (2022), vibrante lettre d'amour d'un père à sa fille confinée, lettre venue d'un temps où la fête s'est arrêtée et où chacun plonge en chute libre dans les zones troubles de l'inconscient.
La nuit des masques
Ces limbes cinématographiques, Bonello en fait dès son premier film un haut lieu de cinéma, une « interzone » moite, une caverne intérieure d'où jaillissent des images de lave en fusion, une nuit américaine sans fin dans laquelle se mélangent le passé et le futur. Elles prennent la forme d'une orgie nocturne (Quelque chose d'organique), d'une forêt où les rôdeurs préparent leurs rapts et leurs sacrifices (Tiresia), d'un bois où les passeurs accueillent les rêveuses perdues (Coma), d'un Los Angeles fantomatique dans lequel un incel (« involuntary celibate ») cherche sa proie (La Bête) ; elles s'incarnent dans les ombres collantes et dévorantes d'une maison close (L'Apollonide) ou dans celles d'une pension de jeunes filles hantée par des rites vaudous (Zombi Child, 2019). Et rarement l'art du cinéaste n'est plus pur et musical que dans ces nuits de visions et de métamorphoses, lorsque les serpents s'entortillent sur le ventre et les cendriers pleins d'Yves Saint Laurent, quand Guillaume Depardieu dépose son masque d'âne dans le « Royaume » de De la guerre (2008), dans les allées et venues d'un gardien de zoo ou la menace d'une panthère noire lâchée entre des paravents. Les hommes sont alors « parés du prestige de la bête », pour reprendre les mots de Georges Bataille à propos des grottes de Lascaux, dont les figures évoquent pour lui l'écho de « l'une des plus lointaines fêtes de monde ». La Bête apparaît alors comme un film-somme, entièrement tourné depuis l'interzone, rythmé par les stases de Gabrielle (Léa Seydoux) et le surgissement de ses images mentales qui s'entrechoquent et se frôlent comme des bêtes dans la jungle.
Du sampling considéré comme un des beaux-arts
C'est comme musicien que Bertrand Bonello débute sa carrière. Il joue des claviers et de la guitare pour Marie-France, Daniel Darc, Elliott Murphy et forme avec JP Nataf des Innocents et Mirwais le groupe Laurie Markovitch. Il quitte la scène pour le cinéma, mais composera les bandes originales de ses films, et même un moyen métrage sans images, My New Picture, en 2006. Dans sa pratique de cinéaste, il importe l'art du sampling et son œuvre peut être vue, à l'instar de celles de Godard et de Tarantino, comme une des plus vertigineuses aventures de la citation dans le champ du cinéma contemporain. Dans Le Pornographe, Jérémie Renier admire les films de João César Monteiro et un extrait de La Comédie de Dieu vient s'insérer comme un rêve. Dans l'enfer de Coma apparaissent des images de L'Enfer de Clouzot et la confusion mentale de Gabrielle dans La Bête est soulignée par l'apparition en pop-up des monstrueux « baiseurs de poubelles » de Trash Humpers d'Harmony Korine sur son écran d'ordinateur. Adèle Haenel déguisée en poupée dans L'Apollonide nous rappelle la femme automate du Casanova de Fellini, et tout le film Zombi Child dialogue avec le Vaudou de Jacques Tourneur. Le personnage de Bertrand (Mathieu Amalric) décommande un duo d'escorts dans De la guerre après avoir vu à la télévision une scène d'Existenz de David Cronenberg, puis rejoue en version low-fi dans la forêt de Ronquerolles tout le final sacrificiel d'Apocalypse Now sur la vraie bande-son du film de Coppola. Enfin, l'évocation de la jeunesse perdue d'Yves Saint Laurent est doublée par le fait que l'acteur qui le joue âgé (Helmut Berger à 70 ans) se voit lui-même jeune à l'écran dans Les Damnés de Visconti où il avait alors 26 ans.
Chacun des films de Bertrand Bonello est une traversée du monde et de son double de velours, la nuit sexuelle, le feu réparateur, l'expérience intérieure. Ils laissent leurs personnages épuisés, décomposés, sidérés, errants, parfois réunis mais souvent seuls, livrant comme Saint Laurent un dernier regard vers nous, ce beau regard de sphinx de Gaspard Ulliel, mélancolique, bienveillant, séducteur – image énigmatique et vivante qui nous contemple de ses profondeurs.
Charles Bosson