Cinéma, année zéro

Aurore Renaut - 26 octobre 2023

Si l'on regarde de près la filmographie de Roberto Rossellini, il est frappant de constater qu'elle compte autant de titres célèbres que de films peu connus du public cinéphile. Le cinéaste, considéré comme le père du néoréalisme et du cinéma moderne, chantre d'une télévision didactique de service public a pris soin de toujours décontenancer ses contemporains et de ne jamais être là où on l'attendait.

L'histoire vivante

Tout commence avec la Seconde Guerre mondiale. Les trois premiers longs métrages de Rossellini, Le Navire blanc, Un pilote revient et L'Homme à la croix, sont réalisés pendant le conflit, mais il n'y est déjà question que des vaincus : les blessés d'un navire hôpital, un pilote dont l'avion a été abattu, un aumônier opérant sur le front russe. Cette trilogie financée par le régime de Mussolini a pu embarrasser Rossellini, mais elle ébauche déjà le style de ses films néoréalistes : décors réels, mélange d'acteurs professionnels et non professionnels, visée documentaire et peu de recul sur les événements racontés. Ce sont les mêmes composantes que l'on retrouve dans sa trilogie d'après-guerre. Lorsque Rossellini commence Rome, ville ouverte fin 1944, la guerre n'est pas encore achevée. S'il reste fréquemment cité comme l'un des plus grands films de l'histoire, c'est qu'il réinvente à chaud le cinéma italien et redonne à tout un peuple sa dignité. Finies les comédies bourgeoises des téléphones blancs tournées dans les décors aseptisés de Cinecittà : Rossellini va filmer dans les rues et les cages d'escalier des quartiers populaires, avec le souci de témoigner ce qu'a été la guerre pour les Italiens du peuple. Son film n'oublie pas, de manière opportune, de créer des héros aussi bien dans les rangs de la résistance communiste que catholique, à tel point qu'il sera bien reçu par tout le monde.

Parti de Rome, Rossellini ne cessera ensuite d'élargir l'échelle de son regard, s'intéressant dans Paisà à la libération de tout le pays, puis dans Allemagne année zéro à Berlin, où il tourne en 1947 dans les ruines encore fumantes. S'il s'intéressera par la suite à une histoire plus éloignée, ce sera toujours avec le désir de la filmer au présent. Les Onze Fioretti de François d'Assise est en cela l'un des plus simples et des plus beaux films historiques, où Rossellini filme librement, dans la campagne ombrienne, sans aucune reconstitution, la vie de la première communauté franciscaine interprétée par de vrais moines, parmi lesquels les charismatiques Francesco et Ginepro semblent tout droit sortis d'une machine à remonter le temps.

C'est le même principe qui dirige le méconnu Viva l'Italia, que Rossellini tourna pour le centenaire de l'unité italienne, et son interprétation de La Prise de pouvoir par Louis XIV qu'il rejoue dans tous ses détails pragmatiques et triviaux, sans l'éclat avec lequel le Roi-Soleil a toujours été filmé.

Intimités

Bien qu'il ait refusé d'admettre que ses films puissent être en partie des autoportraits, il est indéniable que le cinéma de Rossellini est aussi profondément intime. La grande histoire d'un côté, la vie privée de l'autre. Néoréalisme et cinéma moderne. Anna Magnani, qui fut sa compagne, offre dans La Voix humaine une déclaration d'amour déchirante à son amant qui l'a quittée, scène prémonitoire. Un télégramme d'Ingrid Bergman va tout bouleverser. La grande actrice suédoise, héroïne de Casablanca, rêve de venir tourner avec lui. Il lui écrit le scénario de Stromboli et l'emmène sur l'île volcanique inhospitalière, loin des journalistes, pour vivre leur amour et donner naissance à un cinéma que l'on a qualifié de moderne. Ils resteront ensemble six ans, le temps de faire trois enfants, et cinq films dans lesquels il est possible de lire la chronologie de leur histoire : de la passion dans Stromboli au désamour dans Voyage en Italie. Rossellini est aussi un grand cinéaste de la crise du couple. C'est leur séparation qui l'entraîne en Inde, dont il reviendra avec India. Dans ce long métrage de fiction très documenté, il ne peut s'empêcher de continuer à livrer son analyse du couple en prêtant sa voix, en français, au doublage du personnage de l'ingénieur agacé par sa femme et en montrant deux vieux époux qui n'ont plus besoin de se parler pour se comprendre. Sérénité qui le fascine et qu'il ne connaîtra jamais.

Ce n'est pas seulement sa vie amoureuse que Rossellini commente secrètement dans ses films, mais aussi le drame de la mort de son fils aîné, Romano, qui hantera toute sa filmographie. Allemagne année zéro, qui lui est dédié, se termine par le premier suicide d'un enfant dans un film de fiction, et Europe 51 s'ouvre sur Michel se jetant dans les escaliers, déclenchant la crise existentielle de sa mère.

Formes télévisuelles

Roberto Rossellini est principalement connu pour les films qu'il réalisa après la guerre, mais son travail ne se réduit pas à cette seule période. La deuxième partie de sa carrière fut consacrée à l'élaboration d'un projet télévisuel historique et didactique en phase avec les missions des télévisions d'État européennes. S'il s'agit de son œuvre la moins connue, elle est aussi la plus expérimentale. Rossellini multiplie les films tournés rapidement, à faible coût, avec des acteurs non professionnels ou débutants qu'il peut utiliser comme des marionnettes. Peu de reconstitutions, plutôt des maquettes intégrées au décor grâce à un trucage au miroir rudimentaire mais astucieux et surtout, marque visuelle de tous ces films-télé, l'utilisation d'un zoom qu'il manipulait lui-même pendant la prise, prenant le contrôle sur les images, sans retour moniteur. Sous des dehors désinvoltes, la marque d'un grand technicien.

En mai 1977, quelques semaines avant d'être foudroyé par une crise cardiaque à l'âge de 71 ans, Roberto Rossellini décernait la Palme d'or au film âpre des frères Taviani produit par la RAI, Padre padrone. Un geste fort et provocateur contre le monde du cinéma, mais aussi un acte de résistance contre la télévision publicitaire de Silvio Berlusconi alors en train de prendre le pouvoir.

Aurore Renaut

Aurore Renaut est maitresse de conférence en études cinématographiques et audiovisuelles. Elle a publié plusieurs ouvrages : Journal intime de Nanni Moretti (2017), Roberto Rossellini, de l'histoire à la télévision (2016) aux éditions du Bord de l'eau, et en 2022 Au revoir les enfants de Louis Malle (Editions Gremese)