Claude Autant-Lara, célèbre et mal connu

Jean-Pierre Bleys - 26 octobre 2023

S'il existe aujourd'hui une célébrité pour Autant-Lara, elle est essentiellement due à son engagement au Front national de Jean-Marie Le Pen et aux propos antisémites tenus à l'égard de Simone Veil, à la fin des années 80. Autre renommée associée à son nom : avoir représenté ce cinéma de la « qualité française » jugé routinier, sclérosé, par le jeune François Truffaut, alors critique aux Cahiers du cinéma. Quant à ses films, le plus célèbre est sans doute La Traversée de Paris, devenu « culte » avec le « Jambier, 45 rue Poliveau » lancé par Jean Gabin à Louis de Funès. Mais parmi tous ceux qui connaissent cette séquence, qui pourrait dire qu'elle est tirée d'un film d'Autant-Lara ?

Il fut donc la « tête de Turc » de Truffaut, qui l'avait choisi pour la place de premier plan qu'il occupait dans le cinéma français des années 50, et lui reprochait, entre autres, de pratiquer un cinéma prudent, sans risque, étant donné la qualité des œuvres littéraires qu'il adaptait. L'observation était juste dans certains cas (Le Rouge et le Noir, Le Joueur), discutable quand le film remodelait le roman (Le Blé en herbe), infondée dans le cas de l'adaptation audacieuse d'une pièce de Feydeau (Occupe-toi d'Amélie). On sait aujourd'hui que Truffaut voulait détruire certains metteurs en scène de renom simplement dans le but de prendre leur place. Autant-Lara ne devait jamais se relever de ces attaques, d'autant plus qu'il enchaîna après 1958 une série de films quelconques, soit peu ambitieux (Le Comte de Monte-Cristo), soit d'une ambition maladroite (Tu ne tueras point). Même quand il retrouva une qualité indiscutable (Journal d'une femme en blanc), l'atmosphère était tellement anesthésiée par la doxa Nouvelle Vague que peu de critiques osèrent lui rendre justice.

Au service des films

Avant la polémique lancée par Truffaut, il était admiré par les cinéphiles français et internationaux. Pendant l'Occupation et juste après, une série de quatre films avec Odette Joyeux, inaugurée par Le Mariage de Chiffon, imposa l'image d'un metteur en scène inventif, impertinent, aussi à l'aise dans la comédie que dans le drame – Douce, en 1943, impressionna de nombreux jeunes cinéphiles, comme Jean Douchet, Alain Cavalier, et... François Truffaut –, capable de mettre au jour les faiblesses, voire les vices, d'une société bourgeoise hypocrite et répressive. À partir du Diable au corps, salué à sa sortie comme un chef-d'œuvre, Autant-Lara devient le type même du cinéaste de gauche qui, à travers l'armée, la religion, la morale, s'en prend aux valeurs bourgeoises traditionnelles. Président du Syndicat des techniciens, que contrôle la CGT, il se bat pour défendre le cinéma français, et, sans être inscrit au Parti communiste, se laisse décrire comme un de ses « compagnons de route », à l'instar de Gérard Philipe, Yves Montand, Simone Signoret. Dans ses déclarations, il ne manque pas une occasion de critiquer les États-Unis et de vanter – c'est la logique des années 50 – l'URSS et ses satellites des pays de l'Est. Il est savoureux aujourd'hui de lire ces textes où il explique qu'en URSS les cinéastes et les artistes jouissent d'un totale liberté d'expression, contrairement à une France soumise à l'horreur capitaliste !

La place des femmes

Cette réputation de cinéaste engagé dans la critique sociale a été constamment nourrie par Autant-Lara lui-même. On rappellera sa déclaration, souvent reproduite, selon laquelle un film n'était intéressant que s'il comportait une dose de venin. Ce fil conducteur, certes essentiel, ne doit pas faire oublier un autre aspect de l'œuvre laissé souvent dans l'ombre, aussi bien dans les textes nécrologiques parus à sa mort que dans le monde d'aujourd'hui : la défense de la condition féminine. Deux films des années 60, Journal d'une femme en blanc, et sa suite, montrent les souffrances vécues par les femmes dans une société où étaient interdits la contraception et l'avortement. À l'automne 1965, le candidat à la présidence François Mitterrand devait mettre dans son programme le droit à la contraception. Le film d'Autant-Lara, sorti avec un gros succès six mois auparavant, avait soulevé le problème, et donc joué un rôle politique certain. Avant ces deux titres, le cinéaste avait tracé des portraits de femmes indépendantes (la série avec Odette Joyeux), ou écrasées par un système social répressif (Marthe du Diable au corps, Yvette Maudet d'En cas de malheur). De façon sans doute inconsciente, il s'attarde sur des personnages de jeunes femmes blondes, dont il peint les tourments, plus ou moins funestes, avec une profonde empathie : Anne-Marie dans le sketch L'Orgueil des Sept Péchés capitaux, Vinca du Blé en herbe, Mariette du Journal d'une femme en blanc. À propos de cette dernière, citons la phrase finale du texte de Michel Mardore (Cahiers du cinéma, n° 166-167, mai 1965) : « Ce relai de la thèse par la plus sombre poésie, ne durât-il qu'une minute, suffirait à trahir en Autant-Lara autre chose que le bonhomme taillé à coups de serpe dont amis et ennemis ont tracé un peu vite le portrait. »

Jean-Pierre Bleys

Jean-Pierre Bleys est professeur. Il a publié des articles dans les revues Les Cahiers de la Cinémathèque, Positif, 1895 et a collaboré aux ouvrages collectifs Cent ans de cinéma français (Le Cerf, 1989) et Dictionnaire des films (Larousse, 1990). Il est l'auteur de Claude Autant-Lara (2018, Actes Sud/ Institut Lumière), « essentiel retour sur le cinéaste Claude Autant-Lara » selon Bertrand Tavernier qui en a signé la préface.