La règle et l'émotion

Jacques Bontemps - 26 octobre 2023

Dans leurs films, le cinéma n'est jamais seul. Il est avec d'autres arts, comme chaque Muse l'était avec les huit autres chez Hésiode, le poète et paysan de Ces rencontres avec eux. Mais c'est précisément par l'alliance du cinéma avec la littérature, la musique et, ponctuellement, la peinture, que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont diversement montré ce que seul le cinéma peut faire, et continûment pensé en cinéma à partir d'œuvres préexistantes qui, à un moment donné, les ont touchés et requis.

Des films et des principes

Ce furent d'abord une nouvelle puis un roman (Les Deux Sacrements) de Heinrich Böll qui leur inspirèrent Machorka-Muff, satire cinglante du militarisme lors du réarmement de l'Allemagne, et Non réconciliés, sidérant condensé de cinquante ans d'histoire allemande, des origines du nazisme à ses séquelles dans les années 60. La règle suivie vaudra ensuite pour tous les romans portés à l'écran. Adaptation proscrite, coupes claires, mais les fragments élus passent tels quels de l'écrit à l'oral. Avec Chronique d'Anna Magdalena Bach, c'est la musique qu'il s'est agi, une première fois, de filmer comme on ne l'avait jamais fait (viendront plus tard les deux plus beaux films d'opéra jamais tournés : Moïse et Aaron et Du jour au lendemain de Schönberg). Le rôle de Bach revient à celui, Gustav Leonhardt, qui pouvait le mieux exécuter cette musique sur des instruments d'époque ; chaque morceau est filmé sans coupe, en son direct. Ensuite, Le Fiancé, la comédienne et le maquereau révéla qu'un petit film pouvait être « beau comme la rencontre », nullement « fortuite », d'éléments apparemment disparates. Ce que confirmèrent, avec leurs agencements propres : Toute révolution est un coup de dés, De la nuée à la résistance et Trop tôt, trop tard. Puis ce fut, à Rome, Othon, tragédie de Corneille, filmée en couleur et toujours en son direct, sur le mont Palatin –, avec la circulation automobile en contrebas et, en costumes romains, des acteurs non professionnels aux épatantes dictions cosmopolites. Suivront d'autres grands poèmes dramatiques, dits ou chantés en plein air et son direct dans le cadre approprié : Moïse et Aaron, La Mort d'Empédocle et Antigone.

Du présent au passé et retour

Quand il est filmé par eux, le passé humain l'est sans dénier le présent du tournage, et en reconduisant à une actualité qui engage un avenir. Dans Othon, intrigues de palais et domination exercée sur le peuple romain (les alexandrins du titre y renvoient) sont actualisées par la présence sensible de la Rome actuelle. Dans Leçons d'histoire, l'écrivain qui enquête sur l'ascension du dictateur (dix ans après sa mort dans le roman de Brecht Les Affaires de monsieur Jules César) devient un jeune homme de notre temps, qui s'entretient avec les contemporains de César en toge, traverse les quartiers populaires de Rome au volant de sa voiture, et incite ainsi à prolonger la réflexion sur la relation originelle entre démocratie, capitalisme et impérialisme. Dans De la nuée à la résistance, c'est par rapport à la civilisation rurale dont les traces, magnifiques, sont filmées en Toscane ou au Piémont, que quelques-uns des admirables dialogues mythologiques de Pavese (Dialogues avec Leucò) et certains épisodes de la résistance italienne au fascisme (tirés de son roman La Lune et les Feux) s'éclairent mutuellement de leurs feux respectifs. Fortini/Cani, Toute révolution est un coup de dés, Trop tôt, trop tard et Lothringen ! entretiennent également la mémoire de luttes passées et suggèrent la présence d'invisibles ossuaires dissimulés par la beauté des paysages naturels.

L'incarnation et ses effets

L'écrit est donc confié à des acteurs, occasionnels ou non, chargés de l'incarner, et cela, souvent, en un point du monde auquel il est lié. C'est par le phénomène physique de la parole (respiration, tessiture, phrasé) qu'on accède, chez les Straub, à la teneur affective et spirituelle du texte. De la coprésence de la parole incarnée et de la nature émane (image et sons) une extrême sensualité où se manifeste notre être-au-monde dans l'élément de la langue et l'essence poétique de celle-ci. Perceptible dès leurs premiers films, la tendresse des Straub pour la nature devient manifeste dans ceux qu'ils tournèrent en Italie. Dans La Mort d'Empédocle, les dieux du héros (Nature, Air, Lumière) sont omniprésents (crissement des cigales, brise dans le feuillage, déplacement des nuages) et célébrés par des cinéastes qui les ont aussi retrouvés dans les mythes grecs, les rites agraires, la tradition hébraïque ou bien chez Cézanne qui déclare, lui, « s'en saturer en lisant Lucrèce » (physique matérialiste et éloge de la Terre Mère). « Nous ne sommes pas Dieu », est-il dit dans Non réconciliés. On peut, rétrospectivement, rapporter cette réplique à la critique de l'anthropocentrisme et à cette révolutionnaire remise en place de « choses très anciennes et oubliées » que Straub, à la suite de Péguy, revendiquait.

Une ligne d'horizon

Dans Antigone (Sophocle, traduit par Hölderlin et retravaillé pour la scène par Brecht), le célèbre premier chœur dit le caractère ungeheuer, « monstrueux » traduit Danièle Huillet, de l'homme s'ingéniant à dominer la nature, et Brecht ajoute qu'il le devient « à lui-même » si « ce qui est humain, il ne le considère pas du tout ». C'est aussi la leçon de Sicilia !, ce chef-d'œuvre tiré des Conversations en Sicile de Vittorini, où opèrent ensemble, d'un bout à l'autre, le poème en prose, la splendeur des plans (en noir et blanc dans la lumière sicilienne) et la « sorcellerie évocatoire » (Baudelaire) de la parole. Car ce sont à la fois les offenses faites au monde et aux êtres humains qui inspirent la fureur poétique du rémouleur dans l'extraordinaire séquence finale, quasi chantée. D'où ces autres moments vibrants des films des Straub : quand apparaît ce qu'ils nommaient « utopie communiste ». Quand, par exemple, dans cet opéra filmé, sans musique, qu'ils ont fait du poème dramatique de Hölderlin, La Mort d'Empédocle (sous-titré « Quand le vert de la terre brillera à nouveau pour vous ») le héros exhorte à partager un « beau monde » et une vie nouvelle reposant sur « de justes ordonnances ». Ou encore, dans cet autre chef-d'œuvre en noir et blanc qu'ils ont tiré de L'Amérique de Kafka en l'intitulant Amerika, rapports de classes, quand le jeune protagoniste Karl Rossmann espère accéder, après bien des déconvenues, à ce Grand Théâtre d'Oklahoma censé « utiliser chacun, chacun en son lieu ! »

De leur esthétique qu'ils se refusaient à dissocier de l'éthique et de la politique, les Straub ont certainement énoncé indirectement quelques articles en citant Bach dans leur Chronique d'Anna Magdalena Bach et Cézanne dans ces documentaires exemplaires que sont Cézanne et Une visite au Louvre. Ajoutons-y, en citant Braque (et en substituant en pensée le pluriel au singulier), celui-ci : « J'aime la règle qui corrige l'émotion. J'aime l'émotion qui corrige la règle. »

Jacques Bontemps

Jacques Bontemps a collaboré aux Cahiers du cinéma, puis enseigné la philosophie en khâgne. Membre du conseil de la revue Trafic, il y a écrit de nombreux textes, consacrés entre autres à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet - Diligence des Straub (n°9), Pour venger Brecht de Pozner (n°22), Nouvelles instructions païennes (n°59), Un spectacle dans un fauteuil (n°75), Straub/Pavese, primo tempo (n°98) - ainsi que des articles sur Jean Renoir, Robert Bresson, John Ford, Douglas Sirk, James Gray, Bernardo Bertolucci, André Téchiné, Jean-Claude Biette, Jean Paul Civeyrac ou Roland Barthes.