Théorie de la Jeune fille

Léo Soesanto - 26 octobre 2023

En huit films, Sofia Coppola s'est imposée en cinéaste multiprimée (Oscars, Cannes, Venise) et à l'univers instantanément identifiable : féminin, cotonneux, mélancolique et hanté par la jeunesse. Chez elle, la surface est profondeur, le cool est une blessure, et filles et femmes sont en quête d'émancipation, la fleur morte au fusil.

« Nous avons compris l'emprisonnement que c'est d'être une fille, qui vous oblige sans cesse à réfléchir et à rêver, et finit par vous apprendre à marier les couleurs », résume le narrateur (Giovanni Ribisi) de Virgin Suicides (1999). « La Jeune-Fille est le geôlier d'elle-même, prisonnière d'un corps fait signe dans un langage fait de corps », semblent lui répondre le ou les auteurs anonymes derrière le collectif d'ultra-gauche Tiqqun, de Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille (2001). Au tournant du XXIe siècle, Sofia Coppola et les anarcho-situationnistes décèlent la jeune fille (ou femme) comme enjeu existentiel prégnant : quoi de plus important en effet que le féminin, la jeunesse, la beauté, la consommation, le style, la hype, avec les possibles solitudes et souffrances qui en découlent ? Le spleen selon Baudelaire était de se sentir comme « un vieux boudoir plein de roses fanées », aux « modes surannées » et « pastels plaintifs ». La mélancolie coppolesque est raccord avec ces tons mais a d'abord comme image primitive celle d'une princesse prisonnière d'une bulle iridescente. Et qu'elle va chercher à percer.

The Look of Love

Sofia Coppola naît et grandit elle-même dans une bulle privilégiée : son père Francis Ford la glisse comme très jeune actrice dans ses films, de la simple figuration comme bébé (Le Parrain) au premier plan (Le Parrain, 3e partie). Elle préfère passer et rester de l'autre côté de la caméra, confluence naturelle de ses intérêts pour la peinture, le design et la mode. Son premier court, Lick the Star (1998), est déjà sis dans l'adolescence, un galop d'essai avant son adaptation du roman du même nom de Jeffrey Eugenides, Virgin Suicides. Le film fixe toutes les qualités et lieux communs qu'on lui reprochera à chaque film : un regard vaporeux, fait de cadres exquisément composés, de langueur ouatée et d'humeur pré-Instagram, rythmée par une bande-son épitomé du cool. Coppola est aussi une excellente dénicheuse et directrice d'actrices en fleur — Kirsten Dunst ici, Scarlett Johansson, Elle Fanning ou Emma Watson plus tard —, c'est un sans faute. Ces « princesses » résistent aux catégorisations faciles de « passives », selon les règles spécifiques à Coppola. Enfermées par leurs parents chez elles, les sœurs de Virgin Suicides trouvent une tragique porte de sortie tout en échappant, jusqu'au bout, à la compréhension de leurs admirateurs. Eux regardent le gynécée en douce mais Lux (Dunst) leur retourne le regard, et celui du spectateur même, lorsque, immense, superposée aux nuages, elle nous adresse un clin d'œil. Le plan d'ouverture de Lost in Translation (2003) s'attarde sur le dos et les fesses de Charlotte alanguie (Johansson), dans une sorte de neutralité qui nous met au défi de la sexualiser. La révolution chez Coppola vient, feutrée, de lieux inattendus, et ce n'est pas sa Marie-Antoinette (2006), volontairement anachronique, apparemment dépolitisée, qui la contredira en osant mettre les intrigues de cour au niveau de rituels lycéens.

Châteaux de sable

Des films de Coppola, on se souvient de moues, de regards dans le vague, de creux et chuchotements. On a aussi des images précises de lieux, tant les films mettent toujours en adéquation l'univers intérieur de ses personnages avec la topographie de chaque endroit. Dans Lost in Translation, Charlotte et Bob (Bill Murray), en pleine crise de couple et de vie, s'échouent idéalement à Tokyo, déphasés par le décalage horaire et les barrières culturelles. Le Park Hyatt Hotel où ils résident est un refuge sûr et un non-lieu incertain pour personnages en transit dans leur propre existence, tandis que le Château Marmont de Somewhere (2010) est une cage dorée se resserrant sur l'acteur dépressif Johnny Marco (Stephen Dorff). Plus dépouillée, cette chronique de l'ennui, de la haine de l'ennui, mais aussi de la torpeur douillette qu'elle procure, réconcilie Hollywood avec les temporalités de Michelangelo Antonioni et Chantal Akerman. Et si le temps semble s'y figer, le cinéma de jeunesse éternelle de Coppola mûrit avec elle, recompose ses obsessions. À moins qu'il n'ait été déjà terriblement mature, lorsque Lost in Translation bifurque de la romance attendue à la pure amitié platonique – l'une des plus belles vues dans le cinéma récent. Puis The Bling Ring (2013) se place de l'autre côté de la bulle de la « princesse coppolesque », avec ses délinquants cambriolant cette fois les demeures de célébrités californiennes. Avec ses vanités mises en scène sur Facebook et son déluge breteastonellisien de marques, c'est le premier film strictement contemporain de sa réalisatrice. Seconde adaptation d'un roman de Thomas P. Cullinan après celle (1971) de Don Siegel, Les Proies (2017) voyage au temps de la guerre de Sécession et du Southern Gothic, pour que Coppola y renverse la sororité de Virgin Suicides : le film a beau être plus coloré, plus rose que son prédécesseur, plus sinistre d'apparence, le ver est bien dans le fruit. La prétendue pureté y mène à l'homicide et la castration menace le voyeur initialement charmant.

Daddy Nostalgie

On ne peut nier que Sofia Coppola filme d'un certain point de vue, bien doté mais paradoxalement à distance du mainstream hollywoodien. Sa réponse face aux accusations de « blanchiment » de sa lecture des Proies est a priori désarmante : « Des jeunes filles regardent mes films et ce n'est pas le type de personnage afro-américain que je voulais leur montrer », déclarait-elle au Guardian pour justifier l'absence d'une esclave présente dans le livre et chez Siegel. Mais elle filme ce qu'elle connaît et le fait à merveille. Et ce qu'elle connaît bien aussi, c'est la relation, récurrente dans son œuvre et clairement autobiographique, d'une jeune fille/femme avec un aîné très doué, surplombant, de Bill Murray dans Lost in Translation et On The Rocks (2020) à Priscilla, son dernier film en date et biopic de la veuve du « King » Elvis Presley. Le choc générationnel est toujours tendre, doux-amer, et, davantage que le montage ou une ritournelle de Air, une manière d'arrêter le temps pour chacun. Aux yeux de nos mères et pères, nous sommes toujours des princesses et princes.

Léo Soesanto

Léo Soesanto est journaliste de cinéma, auteur et programmateur de festivals de films (Cannes, Rotterdam, Bordeaux, Riga). Il a écrit entre autres pour Libération, Les Inrockuptibles ou Vogue. Il a publié en 2021 L'Aéroport mis en scènes (éditions Espaces & Signes), un ouvrage sur la représentation des aéroports au cinéma, et a participé au catalogue de l'exposition Top Secret : Cinéma & espionnage (La Cinémathèque française / Flammarion, 2022).