En faire peu, mais de toutes ses forces

Émilie Cauquy - 26 octobre 2023

L'un badinait avec la barmaid.
L'un reposait la tête sur sa main.
L'un jouait de tout cœur du piano.
Untel de toutes ses dents s'esclaffa.
Untel, l'obscur dans son rêve fusa.
Untel, la touche dure lui céda.
Soudain la svelte jeune fille s'en alla.
Soudain le rêveur ahuri sursauta.
Soudain une chanson anglaise on joua.
Un baratineur, fumée, tabac,
un rêveur éveillé, et un rêve,
un pianiste virtuose, fatigué.
Robert Walser, « Petite bière »

Dans le récent documentaire Cinéma Laika (2023), on découvre le rêve poursuivi et achevé par Aki Kaurismäki d'ouvrir une salle de cinéma dans une usine désaffectée, au milieu de la campagne : ainsi, à Karkkila, le « club des fainéants » (gang de gentils chômeurs renonçants) rencontrerait des ouvrières au détour d'une séance, au bar attenant « La Moderne », dans une ambiance post-punk Wurlitzer. Exactement comme dans ses films (le néon de l'enseigne a été recyclé des décors du Havre, le comptoir n'est autre que celui de Tiens ton foulard, Tatiana et Juha). Et comme le tout petit monde Kaurismäki est fidèle, le 2 septembre dernier, le groupe Maustetytöt (littéralement « Les Assaisonnements »), duo féminin électro repéré dans Les Feuilles mortes, jouait au Cinéma Laika. Les fans d'Helsinki pouvaient prendre un bus affrété spécialement pour Karkkila. Ce n'est pas la première fois que Kaurismäki décide de montrer des films dans un endroit reculé : en 1986, il fonde avec son frère Mika, Anssi Mänttäri et surtout Peter von Bagh, le Midnight Sun film Festival, au cœur de la Laponie finlandaise, là où le soleil ne se couche pas en été. Pendant cinq jours, près d'une centaine de projections, 24 heures sur 24, des rencontres entre cinéastes réputés et nouveaux venus, locaux et festivaliers, dans une atmosphère sans pareille. Citons l'année 1987 pour témoigner de l'excentricité improbable de la tribune : Michael Powell, Jacques Demy, Jim Jarmusch, D. A. Pennebaker, Juliet Berto, Thelma Schoonmaker, Stefan Jarl, Tom Luddy, Raymond Durgnat. L'année d'avant, pour la première édition, on raconte que c'est Samuel Fuller qui avait négocié la possibilité de projeter des films indiens sans visa auprès d'un officier de justice local zélé... L'anecdote sonne comme une scène inédite et déjà vue, serait-ce dans La Vie de bohème ? Ou dans ce film avec Jarmusch, Tigrero ?

Montage. Passages d'images mortes à des images vivantes. Tout refleurit.

S'intéresser au cinéma de Kaurismäki, c'est constater un anti-système, comme quand on s'approche de Robert Bresson : pas de vérité moyenne, pas de réel, pas de documentaire, pas de miracle non plus, mais du travail et de la justesse. C'est aussi s'étonner d'une écriture automatique, inspirée du cinéma des premiers temps avec un montage en fragmentation et en soustraction, des plans autonomes qui tranchent, façon rasoir sur œil à la Buñuel, image du Chien andalou qu'il cite précocement en référence (dès 1979). Observer la méthode Kaurismäki, c'est se laisser surprendre par un drôle de dispositif sonore à inventer le silence (Tati) et à placer la musique en bonimenteuse d'histoire, ou encore par les yeux d'un chien qui pose inlassablement la question en chantant du Léo Ferré ou du Serge Reggiani : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Comprendre ses cartes à jouer, c'est noter une courte profondeur de champ à œil humain quasiment toujours à la Arriflex BL11, pas de mouvement de caméra sensible mais du décadrage et du hors-champ, pas de gros plan pour venir expliquer une émotion (merci JLG), ce n'est pas l'expression ou le texte de l'acteur qui nous émeut, mais bien la jonction des plans, image comme son. L'histoire, les mauvaises langues diront que c'est toujours la même, est racontée à coups d'ellipses, tout est postsynchronisé et la recherche sera continue jusqu'au montage. La musique, dans toute sa diversité (du Kili Watch repris en fanfare par les Leningrad Cowboys à la Pathétique de Tchaïkovski) aide à rendre une perception du monde. Le son, c'est finalement la profondeur de champ chez Kaurismäki. Sa passion immense pour la musique le rapproche de cinéastes qui parfois décident de rester aphones et confient une séquence à une chanson. Liste totalement subjective : Jaubert chez Vigo, Fréhel dans Pépé le Moko, Ferrat chez JLG (Vivre sa vie), Bernadette Lafont et Piaf dans La Maman et la Putain, Bowie et Carax dans Boy Meets Girl et Mauvais Sang, Petula Clark chez les Dardenne, et au fond tout Jarmusch. Là où le son n'est pas un assistant de l'image. Chez Kaurismäki, on regarde le poste de radio. Et on se regarde dans les yeux, puis on ramène ses yeux au sol, timides mais aussi pour rester concrets, terrestres. Visages impassibles mais cœurs bouillants à l'intérieur. Et pour citer Bresson, toujours, « les dialogues, c'est où on ne parle pas ».

Quand il n'y a plus d'espoir, il n'y a plus de raison d'être pessimiste.

Lors de la sortie de J'ai engagé un tueur, en 1991, Kaurismäki s'explique sur ses paysages récurrents et obsessionnels : « Les gens se plaignent que mon Londres ressemble à la Finlande, mais la Finlande n'a cette allure que dans mes films. Tout ce que je filme est ensuite rasé. Les bulldozers me suivent. (...) La caméra était à Londres, et le résultat ressemble donc à Londres. Cette ville fait peut-être partie de l'Europe de l'Est, mais ce n'est pas mon problème. » Il est vrai que peu importe où l'on soit (port d'Helsinki, Malakoff, Le Havre ou Elephant and Castle), on ne reconnaît pas les lieux mais on ne les oublie pas. Fleurs de bitume triste, les modestes racontent leur quotidien et leurs petites échappées au ras du sol (pas de miracle, pas d'illumination, si on s'échappe c'est par un ferry vers Tallinn sous occupation soviétique ou en mangeant une escalope hawaïenne), qu'ils soient ouvriers, éboueurs, employés de bureau, caissières, artistes, sans maison ou sans pays, tous maudits. Bresson, encore, pour cet acharnement à démontrer la névrose de classe des opprimés et des exploités, à montrer des mains et des pieds qui parlent, à filmer le travail, à filmer le destin de réfugiés immigrés en Europe. L'épure du décor, sa mélancolique banalité, son atemporalité aussi (bousculée parfois par un média qui témoigne sur Tiananmen, Alep ou Marioupol), permet aux héros de Kaurismäki de crever l'écran, avec leurs beaux visages filmés comme des natures mortes. Car, après tout, ces personnages à la marge, fragiles et dignes, sont à la hauteur des sentiments qu'ils nous inspirent. Comme un sourire de Jean-Pierre Léaud.

Émilie Cauquy

Émilie Cauquy est cheffe de projet de la plateforme HENRI, responsable de la valorisation de la collection film à la Cinémathèque française, inventrice de projections augmentées sous la forme de ciné-spectacles et programmatrice invitée pour le festival Il Cinema Ritrovato à Bologne.