La tentation formelle

Jean-François Rauger - 26 octobre 2023

L'œuvre cinématographique de Richard Fleischer ne représente-elle pas un casse-tête pour la cinéphilie française, nourrie, voire gavée, par ce que l'on appelle la théorie des auteurs ? Car dans une œuvre qui compte beaucoup de films de commande, quelques ratages et films de circonstance, on chercherait en vain une unité construite par la récurrence de motifs, voire de thèmes, l'affirmation d'une vision du monde qui s'y exprimerait sur la durée ou la permanence d'un style immédiatement reconnaissable. Dans son texte pour le programme de la Cinémathèque lors de la précédente rétrospective de ses films, Jacques Lourcelles le qualifiait de « grand hollywoodien ». Expression particulièrement et paradoxalement précise dans son caractère générique. Son cinéma constitue, en effet, le produit d'un système de fabrication industrielle particulier, se modifiant et se régénérant régulièrement au gré de ses mutations. Un système dont il a aussi défini l'esthétique, souvent pour le meilleur. De la série noire à petit budget à la fresque spectaculaire, de la fiction névrotique des années 50 au désenchantement des décennies suivantes, Fleischer aura idéalement incarné un certain état d'esprit du cinéma hollywoodien, dont il a su saisir les transformations tout en se nourrissant d'une sorte de génie très particulier. Cet « hollywoodien », pourtant, aura à plusieurs reprises vécu loin de la Californie, en France et en Italie. Faut-il voir dans ce décentrement géographique l'origine de la nature malgré tout singulière de son œuvre ?

Une filmographie hétérogène ?

Cela commence à la fin des années 40. Après avoir tenté de devenir psychiatre, puis acteur, le fils de Max Fleischer, ce génie de l'animation, rentre à la RKO pour y monter les bandes d'actualités. C'est là, à l'invitation de Sid Rogell, responsable des productions à petit budget pour le studio, qu'il met en scène ses premiers films. Après avoir signé un très prenant drame psychologique, Child of Divorce, en 1946, il réalise entre 1948 et 1952 une poignée de polars remarquables et remarqués. Bodyguard, L'Assassin sans visage, L'Énigme du Chicago Express ou bien Le Traquenard (tourné pour Eagle-Lion) sont autant de petits films noirs stylés, mêlant la nervosité à l'épure, la concision à la trouvaille baroque, voire macabre. Déjà s'y affirmait aussi un goût pour le crime, la transgression observée avec un regard clinique.

Walt Disney lui propose, en 1954, de tourner son premier film vraiment coûteux, une adaptation du roman de Jules Verne Vingt Milles Lieues sous les mers en Cinémascope. Succès triomphal, qui lui ouvre la voie vers un contrat avec la Twentieth Century Fox. Il y réalise une série d'œuvres brassant influences et conventions, mêlant chronique sociale, mélodrame et film noir (Les Inconnus dans la ville), roman stendhalien et western (Duel dans la boue), analyse psychologique d'un fait divers et reconstitution d'époque (La Fille sur la balançoire), drame shakespearien et film d'aventure (Les Vikings). Toutes ces productions sont tournées en Cinémascope, format dont Fleischer tire un parti tout à fait personnel, adaptant sa mise en scène en réinventant cette nouvelle rythmique exigée par l'élargissement de l'écran.

Vers l'abstraction

Ces projets d'hybridation, cette manière de dynamiser par la mise en scène les contraintes techniques de fabrication définissent une œuvre caractérisée par une forme de tentation abstraite, qui va s'affirmer avec davantage de force encore dans les années qui suivront la période Twentieth Century Fox. Celui qui a déclaré s'être inspiré de Mondrian pour l'aspect visuel de son western Duel dans la boue va désormais se lancer au cœur d'une industrie qui lui reconnaît les qualités d'un cinéaste fiable – jusqu'à lui proposer des projets impossibles comme L'Extravagant docteur Dolittle, Che! ou bien Tora! Tora! Tora! – et à l'aise avec toutes les commandes, susceptible de garantir des succès commerciaux avec des titres qui, pour certains, seront pour lui autant d'expérimentations plastiques. Le Voyage fantastique (1966), devenu un classique de la science-fiction, apparaît aujourd'hui comme un modèle de cinéma psychédélique. L'Étrangleur de Boston (1968) lui permet de démultiplier les images à l'écran, d'utiliser le split screen (idée qui lui est venue lors de la découverte d'une installation artistique lors de l'Exposition universelle de Montréal en 1967) comme un éclatement, voire un égarement, du point de vue, exprimant peut-être l'illusion d'une approche clinique des événements. Terreur aveugle (1971) peut être vu comme une expérimentation menée sur la question du point de vue au cinéma, où la cécité du personnage principal questionne la place même du spectateur. D'autres titres encore feront l'objet de discrètes et foudroyantes embardées vers une forme d'abstraction : Les flics ne dorment pas la nuit en 1972 (une fusillade dans un parking qui se transmue en une sorte de peinture abstraite), ou bien l'audacieux Mandingo (1975).

L'obsession du Mal

S'il est délicat de trouver une identité particulière à la vision du monde qu'exprimerait le cinéma de Richard Fleischer, on peut toutefois soupçonner chez lui la tentation d'approcher la question du Mal. Tout d'abord comme une dimension qui surgirait de récits nourris par la trivialité du fait divers et de la chronique criminelle. Ainsi l'obsession du crime parfait (Le Génie du mal), la pulsion homicide (L'Assassin sans visage, La Fille sur la balançoire, L'Étrangleur de Boston, L'Étrangleur de Rillington Place), mais aussi l'affirmation de l'abjection d'une forme de relativité morale (Du sang dans la poussière) hantent une œuvre marquée, dans ses meilleurs manifestations, par un sens de l'absurde (exemplairement exprimé par Les flics ne dorment pas la nuit, qui passe par la chronique réaliste pour aboutir à une forme de désespoir métaphysique), ou par l'angoissant et nihiliste Soleil vert. Cette dimension conceptuelle et morale à la fois, qui enrichit l'exigence spectaculaire hollywoodienne et la questionne en même temps, ne fait pas de Richard Fleischer un « moderne », mais davantage un artiste voué à continuer une tradition dans le geste même qui consiste à la décentrer furtivement.

Jean-François Rauger

Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.