Partir, revenir

Jean-François Baillon - 26 octobre 2023

Le cinéma de David Lean réconcilie exigence auteuriste, intimisme et grand spectacle populaire. Ce n'est pas le seul paradoxe d'une œuvre travaillée par de profondes tensions. Dans Le Docteur Jivago (1965), après avoir lu le poème écrit par Youri, Lara réagit : « Ce n'est pas moi, Youri. » Il insiste, elle persiste : « Non, c'est toi. » Les portraits de femmes comme détour pour se révéler auront été la ruse de presque tout le cinéma de David Lean, de Brève Rencontre (1945) au dernier plan de La Route des Indes (1984). Le grand public aura surtout admiré ses films internationaux, centrés sur des personnages masculins et qui lui ont valu la réputation d'un maître du grand spectacle épique, modèle avéré de Steven Spielberg et de Christopher Nolan. Pourtant, l'un de ses premiers admirateurs fut Billy Wilder, à qui l'idée de La Garçonnière vint en regardant Brève Rencontre.

Le regard éloigné

« Tu étais partie bien loin », dit Fred à sa femme Laura à la fin de Brève Rencontre. Le train du jeudi aura été un espace de projection pour l'expression de ses aspirations brimées, comme celui de Venise prépare au regard touristique de Jane dans Vacances à Venise (1955). Quoi de plus lointain que Venise pour ce natif de Croydon, dont l'entière filmographie peut être vue comme un effort continu pour s'en extirper ? Dans Le Mur du son (1952), Tony observe la galaxie d'Andromède au télescope et demande à son beau-père à quelle distance de la Terre elle se trouve. Interloqué par la réponse, Tony rétorque : « Je regarde le passé alors ? » Comme tous les films de Lean, pourrait-on dire. Un passé plus ou moins lointain, de l'époque victorienne à la période charnière des deux guerres mondiales et des révolutions déclenchées dans leur sillage (guerre d'indépendance irlandaise, révolution russe...).

C'est aussi le passé de l'enfance, où naquirent la passion du cinéma et les thèmes essentiels qui s'expriment dans ses films. La figure paternelle tyrannique, voire manipulatrice, innerve la première partie de son œuvre, en version comique – Chaussure à son pied (1954) –, ou sinistre – Le Mur du son. Le conflit de loyauté entre élans du cœur et sens du devoir fait vaciller les protagonistes leaniens. Car le cinéaste anglais est peut-être avant tout l'homme du refus de toute vision tronquée de la réalité. D'où les tiraillements tragiques de plusieurs héroïnes du cinéma de Lean : Madeleine Smith, « ni coupable, ni innocente », Rosy huée par la foule dans une scène de rue mémorable de La Fille de Ryan (1970), ou encore Adela soumise à l'inquisition de sa vie privée dans le chaotique procès de La Route des Indes. L'espace domestique a chez lui toujours quelque chose de double, permettant la projection vers un ailleurs : rêverie de Laura, duplicité de Madeleine, adultère de Rosy. Pas de mot moins évident à définir dans le cinéma de Lean que le mot « chez soi » : l'ultime séquence de Lawrence d'Arabie (1962) – où l'image dément ce que dit le dialogue – le manifeste avec éloquence. Le sujet leanien reste une énigme, et d'abord à lui-même.

L'homme du désert

Admirateur de Rex Ingram et de King Vidor, à qui il vole des idées pour ses propres films, Lean est aussi redevable à Orson Welles. La structure de Ceux qui servent en mer (1942) et de Lawrence d'Arabie doit beaucoup à Citizen Kane (1941). Faisant ses premiers pas en tant que monteur dans les années 30, Lean fut renvoyé par Korda pour avoir massacré un film de Maurice Elvey, avant de devenir le chef monteur le plus réputé de la décennie – 49e Parallèle (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1941) lui doit énormément. La leçon qu'il retiendra de cette époque est l'équilibre dynamique entre l'imitation des grands modèles et une innovation tempérée.

Issu d'un milieu religieux rigoriste, Lean vit sa passion du cinéma comme un défi à sa culture familiale – il voit son premier film à l'âge de 13 ans. Complexé par la présence d'un frère cultivé ayant fait des études à l'université, il n'en est pas moins passionné de littérature : la plupart de ses films sont des adaptations et il ambitionnait de porter à l'écran Nostromo de Joseph Conrad (son dernier grand projet). Profondément anglais, il dépeint les travers les plus haïssables de la haute société dans ses grands films coloniaux.

Car l'Empire britannique est en toile de fond de son cinéma : la visite de l'exposition coloniale dans Heureux Mortels (1944), Magwich faisant fortune en Australie dans Les Grandes Espérances (1946), le départ d'Alec pour Johannesburg dans Brève Rencontre, le projet abandonné sur la mutinerie du Bounty... De Venise aux Indes, la seconde partie de l'œuvre fait le tour du globe. Ce tropisme voyageur explique peut-être l'omniprésence des moyens de transport chez Lean : avions, navires, trains... À l'instar du héros d'Oliver Twist (1948), les protagonistes « veulent plus » : plus loin, plus d'intensité, plus d'ailleurs... La pureté du désert d'Arabie, le néant des grottes de Marabar... Et puis un jour, il faut revenir.

Le dernier plan de l'œuvre montre le visage d'Adela derrière une vitre sous la pluie. Plan terne et triste qui se referme sur un secret intime : le retour chez soi décevant et solitaire clôt plus d'une épopée leanienne, comme la mort ouvre souvent ses films. Elle la ferme aussi parfois : la mort absurde du major Doryan sur une plage d'Irlande fait écho à celle du colonel Nicholson sur la rive d'un fleuve de Birmanie, deux grands solitaires de l'œuvre. Le grand sujet du cinéma de Lean est peut-être en fin de compte la solitude, comme il le confessa à Billy Wilder à propos de Vacances à Venise. Au cœur du film, cette scène où Jane Hudson erre sur la terrasse, écho de la déambulation nocturne de Laura dans Brève Rencontre, annonce celle de Rose sur la plage irlandaise ou l'escapade à vélo d'Adela dans La Route des Indes. Moments de suspension du temps et de vulnérabilité, où le sujet leanien s'expose et se cherche : c'est peut-être dans ces flottements du récit que s'entrevoit l'âme du réalisateur.

Jean-François Baillon

Jean-François Baillon est professeur de civilisation britannique à l'Université de Bordeaux-Montaigne. Auteur avec N.T. Binh du Dictionnaire du cinéma britannique (Éditions Vendémiaire, 2023), il travaille à une monographie sur Brève rencontre de David Lean.