« Tout ce que tu dis parle de toi : singulièrement quand tu parles d'un autre. » — Paul Valéry
En seulement dix-sept longs métrages de 1976 à sa disparition prématurée en 2012, Claude Miller a signé une des filmographies les plus attachantes et les plus singulières parmi celles de cinéastes nés comme lui dans le contexte de la dernière guerre, les Blier, Tavernier, Téchiné, Corneau, Doillon, Jacquot ou Leconte.
Né en 1942 en plein Paris de parents juifs échappant miraculeusement aux rafles, cinéphile passionné dès sa petite enfance en banlieue ouvrière, parvenu dans les milieux du cinéma grâce à l'école, Miller a tourné son premier long métrage après dix ans d'assistanats divers, notamment aux côtés de Robert Bresson, Jean-Luc Godard, et Truffaut – son mentor. En 1976, La Meilleure Façon de marcher, coup d'essai et coup de maître, l'a classé d'entrée de jeu parmi les cinéastes prometteurs, « le meilleur de sa génération » selon Claude Sautet. Entré cinq ans plus tard dans la cour des grands grâce à son troisième film, Garde à vue, sur une commande de Michel Audiard, avec Lino Ventura, Michel Serrault et Romy Schneider en vedette, il a enchaîné les succès jusqu'à la fin des années 80 et La Petite Voleuse, son second titre avec Charlotte Gainsbourg, d'après un synopsis légué par Truffaut. Puis son aura a commencé de pâlir avec un film taxé à tort d'académisme, L'Accompagnatrice. Il n'en a pas moins poursuivi une œuvre de plus en plus singulière, inégalement reçue pour cette raison même, toujours frappée au sceau de ses jardins secrets et de ses quêtes d'identité, écrivant seul un scénario où il mettait à nu ses hantises du sexe (Le Sourire), portant à l'écran un récit d'Emmanuel Carrère jugé inadaptable par son auteur (La Classe de neige), tentant le pari des premiers tournages français en numérique (La Chambre des magiciennes, La Petite Lili), ou, à 60 ans passés, partageant deux fois sa signature avec de jeunes cinéastes (Je suis heureux que ma mère soit vivante, coréalisé avec son propre fils, et le documentaire Marching Band), puis menant à bien deux derniers films malgré le cancer qui devait l'emporter (Voyez comme ils dansent, Thérèse Desqueyroux).
« Dans les eaux troubles »
« Plus je le connaissais », dépeint Emmanuel Carrère, « plus j'étais sensible à sa façon de faire tenir ensemble des traits de personnalité qui auraient pu être contradictoires et le déchirer, qui l'avaient certainement déchiré plus jeune, mais qui à son âge mûr s'unifiaient. Comme cinéaste, il était à la fois classique et baroque, appliqué et foutraque, artisan et artiste, recherchant le succès populaire et l'expression tâtonnante, angoissée, de la part maudite. Il y a de quoi être surpris qu'il soit arrivé à faire une carrière commerciale si longue et si brillante en traitant des sujets si obstinément transgressifs. » Car Miller, affable et serein à la ville, goûtant même les honneurs et les responsabilités (à la tête de l'ARP, d'Europa Cinémas, de la Fémis), réservait pour ses films les situations déraisonnables et les personnages déviants, obsessionnels, « anormaux comme tout le monde », s'amusait-il : chez lui, les « escaliers de service » de nos personnalités et les « comédies catastrophiques » de nos petites existences chers à Gombrowicz et Bataille étaient une source infinie d'exploration et de compassion, ombres et lumières, rires et larmes. Enfances ou adolescences tourmentées, maturités balbutiantes, et tout leur lot d'humiliations, fascinations, emprises, et de passion portée « à un très haut niveau d'ébullition » (mot qu'il appliquait au cinéma de Truffaut en un pudique effet miroir) se libèrent en un cortège de meurtres, adultères, suicides, voyeurismes, entraînant le spectateur « en eaux profondes, dans les eaux troubles de Miller », selon Marina Hands, l'une de ses dernières actrices.
La fourchette et la bouche
Pour autant, cet obsessionnel ne pratiquait pas une mise en scène de la démesure ou de l'afféterie formelles. Cinéphile nourri au cinéma populaire des années 40-50, au cinéma moderne des années 50-60, puis à maints films de l'actualité dévorés sans œillères, il creusa le meilleur des classicismes hérité de Vigo, Renoir, Becker, Truffaut, de ses maîtres hollywoodiens Hitchcock, Minnelli, Sirk ou Kazan, de Mizoguchi et de Bergman, son cinéaste de chevet. « La caméra est la fourchette qui sert à porter la nourriture à la bouche », tranchait-il au sortir de L'Effrontée et de La Petite Voleuse. Scénario, dialogue, découpage, lumière et décor, et montage appris sous l'autorité du grand Albert Jurgenson, étaient soumis à une rigueur intransigeante qui assure à ses films de ne pas avoir vieilli. Sans oublier, par-dessus tout, l'art des visages, ceux de l'impressionnante galerie de vedettes qui se bousculaient pour tourner avec lui, de Patrick Dewaere, Gérard Depardieu ou Isabelle Adjani à Richard Bohringer, Jean-Pierre Marielle, Sandrine Kiberlain, Nicole Garcia, Ludivine Sagnier, Cécile de France, parmi tant d'autres, et Audrey Tautou, son ultime incarnation. « Si le visage ne dit pas tout, il faut s'arrêter de faire des films. »
« La vraie, c'est l'autre ! »
Dans chacun de ses films, Miller parlait de lui sans céder à l'autobiographie et à ses sirènes, et sans jamais lésiner sur l'autodérision. Scénarios originaux, ou le plus souvent adaptations (Highsmith, McCullers, Berberova, Hustvedt, Rendell, Grimbert, Mauriac, Carrère...) étaient autant de manières d'autoportraits – homme ou femme, fille ou garçon, voire face-à-face contradictoires. « Il y a plusieurs personnes en nous », souriait-il au soir de sa vie en citant Paul Valéry, « la vraie, c'est l'autre ! ». « Tout chez lui », renchérissait à sa mort son vieil ami le réalisateur Bernard Stora, « y compris le plus intime de l'intime, passait par le cinéma. Et si l'on veut en savoir plus, il faut voir et revoir ses films où il a enfoui, comme dans un rébus, des signes, des indices, tout un fléchage énigmatique qui à la fois le révèle et le préserve. »
Olivier Curchod