Immortelle comédie américaine

Marc Cerisuelo - 25 octobre 2023

La Huitieme Femme De Barbe Bleue

En France, en Italie, en Espagne, et même aux États-Unis, les amoureux du cinéma communient autour du genre rassembleur, de la forme aimée entre toutes : la comédie américaine. Lubitsch, Hawks, Capra, Sturges, Cukor, La Cava ou McCarey en sont les grands prêtres, mais ils ne seraient rien sans les acteurs et les scénaristes, anges ou démons qui ont démontré dès le début du parlant que le cinéma n'avait décidément rien à voir avec le théâtre filmé.

Histoire d'une forme

Bien des épithètes désignent les aspects de cette forme aimable : la comédie en terre états-unienne se révèle tout aussi bien sophistiquée, screwball, sentimentale, romantique, de remariage... Autant de familles qui parfois se recoupent mais se tiennent le plus souvent à respectueuse distance. Tel est le cas du couple le plus fameux qui couche rarement dans le même lit : la comédie sophistiquée et la screwball comedy. La première, à l'époque classique, se résume presque totalement à l'œuvre d'Ernst Lubitsch. La carrière de ce Berlinois de génie, arrivé dès 1922 à Hollywood, montre clairement que la comédie américaine commence dans le muet – à Berlin autant qu'à Los Angeles. Le jeu subtil sur le regard et le hors-champ, sur les associations d'idées et les fameuses portes – devant lesquelles piaffe le spectateur –, tout l'arsenal stylistique de Lubitsch existait au temps du muet. Il ne lui manquait que la parole et Lubitsch crée à son propre usage à la Paramount une véritable industrie de l'adaptation. Le cinéaste puise allègrement dans le répertoire théâtral européen et transforme en films américains les pièces à succès jouées à Vienne, Budapest, Berlin, Londres et Paris (la ville, pour Lubitsch). C'est aussi en cela que la comédie est « sophistiquée » : elle présente l'Europe à l'Amérique et devient ainsi universelle. Haute Pègre (1932) et Sérénade à trois (1933) seront les premiers chefs-d'œuvre « parisiens » d'une décennie prodigieuse ; de jeunes scénaristes (Charles Brackett et un certain Billy Wilder) lui offriront d'autres moments français avec La Huitième Femme de Barbe-Bleue (1938) et Ninotchka (1939). Le même tandem écrira La Baronne de minuit (1939), autre comédie parisienne, pour un héritier de Lubitsch, Mitchell Leisen, merveilleux styliste au sens visuel hors pair qui fit travailler à la Paramount les meilleurs scénaristes. Outre Brackett et Wilder, Preston Sturges écrivit pour lui Easy Living (1937) : au tout début du film, Jean Arthur reçoit, interloquée, un manteau de vison sur la tête, tandis qu'un Hindou enturbanné lui dit que c'est le destin. Il serait dommage de raconter la suite...

Avatars d'un genre

Ce type d'entame absurde prouve que nous avons quitté la pure sophistication pour les rivages de la comédie loufoque, épithète traduisant tant bien que mal screwball : le terme provient du base-ball et désigne une balle vicieuse – et pour tout dire un peu « dingue ». L'absence de traduction prévaut aujourd'hui. La screwball comedy (donc) est la forme originale, purement américaine, du genre. Elle hérite du cinéma burlesque poursuites et chutes, gags et situations délirantes. L'Impossible monsieur Bébé (1938) est sans conteste l'enfant chéri de la famille, et pas uniquement parce qu'il est l'œuvre de Howard Hawks et qu'il réunit Katharine Hepburn et Cary Grant, les deux emblèmes de la comédie américaine. Le film n'invente pas non plus la formule appelée à un brillant avenir, celle du couple qui se chamaille tout le long du film pour s'embrasser au dernier plan. Frank Capra lui avait donné ses lettres de noblesse dès 1934 avec New York-Miami, acte de naissance du genre et premier film à remporter les cinq principaux Oscars à Hollywood. La magie du film de Hawks tient plutôt à l'enfance retrouvée : emportés dans des aventures insensées avec un chien et un léopard – les animaux, autres traces du burlesque –, le très sérieux professeur d'histoire naturelle et sa tintinnabulante compagne comprennent que l'amusement et le seul plaisir d'être ensemble valent toutes les réussites sociales et autres arrangements avec la vie. Le film porte ainsi très haut la philosophie du genre. Il partage ces cimes avec Indiscrétions (George Cukor, 1940), autre film porté par le couple Grant-Hepburn, Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937), The Lady Eve (Preston Sturges, 1941) ou La Dame du vendredi (Howard Hawks, 1940), autant de « comédies du remariage », sous-genre passionnant de la screwball comedy où il ne s'agit plus de voir consoler un jeune couple, mais bien plutôt de faire se retrouver des époux séparés.

À partir de Grande Dame d'un jour (1933) et de New York-Miami l'année suivante, Frank Capra occupa une place de choix dans l'histoire du genre. Son comparse Robert Riskin écrivit pour lui une série de fables de la crise, contes de fée réalistes, voire populistes, qui donnent à la comédie un aplomb social et font émerger de prodigieux comédiens, à commencer par James Stewart dans Vous ne l'emporterez pas avec vous (1938) et Mr Smith au Sénat (1939). Gregory La Cava, personnage haut en couleur, a pour sa part fait résonner de singulière façon la même fibre, notamment avec Mon homme Godfrey (1936), où le clochard recueilli par les riches pourrait ménager quelques surprises. Il en va de même, mais avec une ampleur sans pareille, pour L'Extravagant Mr Ruggles (Leo McCarey, 1935), chef-d'œuvre picaresque dans lequel Charles Laughton, impeccable majordome anglais, découvre l'Amérique et la liberté. Et l'on n'aura fait qu'effleurer le sujet si l'on se garde d'évoquer les merveilleux seconds rôles du genre, véritables caractères illuminés : Edward Everett Horton, Eugene Pallette, Charlie Ruggles, Roland Young, William Demarest, Franklin Pangborn... On les retrouve souvent chez Preston Sturges, premier scénariste devenu cinéaste et auteur d'une œuvre qui renouvela puissamment le genre par ses emprunts au burlesque et au dessin animé (The Lady Eve, Madame et ses flirts). Avec lui s'achève l'âge glorieux d'un genre dont la survivance est une bénédiction ou, pour le dire avec Stendhal, une authentique promesse de bonheur.

Marc Cerisuelo

Marc Cerisuelo est enseignant en histoire et esthétique du cinéma à l'université Gustave Eiffel. Il est aussi collaborateur régulier des revues Critique et Positif.