America ! America ?

Bernard Benoliel - 25 octobre 2023

Venu de la côte Est et de la télévision, où il a fait merveille dans les années 50, Arthur Penn tourne une poignée de films hollywoodiens dont la violence impressionne, elle-même héritée d'une histoire nationale brutalement démythifiée. Une violence obligée quand le cinéaste avait rêvé d'un autre monde.

« Depuis que je le connais, je ne l'ai jamais entendu dire : « Les États-Unis », c'est toujours : « L'Amérique ». Comme si en le disant, il avait une vision. » Et si ce commentaire à propos d'un fils d'immigré yougoslave, le héros idéaliste de Georgia, valait aussi pour Arthur Penn – issu d'une famille juive d'origine russe ? Entre Amérique et États-Unis, une « frontière » passe assurément, qui sépare le rêve de la réalité de l'histoire. Ou comme s'il y avait eu dans cette histoire un moment (un seul ? Les massacres d'Indiens ? La Grande Dépression ? L'assassinat de Kennedy ? Le Vietnam ?) ou une forme de répétition qui n'a cessé d'éloigner « l'Amérique » et d'obscurcir la « vision » : « Aux États-Unis, nous entamons une guerre après l'autre, on dirait que ça n'arrête jamais. » (Arthur Penn, 1968). C'est ainsi que Bonnie and Clyde, Little Big Man, Missouri Breaks, trois récits picaresques, commencent sur un ton de comédie pour s'assombrir irrémédiablement en chemin.

L'âge d'or

Sans doute Arthur Penn a-t-il éprouvé ce changement, d'un espoir avorté à un désenchantement de longue durée, au point de dire au début des années 80 qu'il gardait en lui « la nostalgie d'un monde qui n'a pas été », en vérité un monde entrevu et disparu. Quel est ce monde d'hier qui aurait dû perdurer ? L'époque de l'immédiate après-guerre, deux années d'éveil intellectuel (1947-1949) au Black Mountain College – université expérimentale et « collective » –, le temps du théâtre et des premières mises en scène, l'âge d'or de la télévision où le jeune homme de 29 ans débute en 1951 comme assistant-réalisateur avant de diriger, jusqu'en 1958, quelque 45 pièces, adaptations et dramatiques originales, soit plus d'une cinquantaine d'heures en direct. Si bien qu'au moment de tourner son premier long métrage, le cinéma lui paraîtra facile... Comme d'autres de sa génération (Mulligan, Frankenheimer, Lumet), c'est à la télévision qu'il apprend son métier de cinéaste : filmer à plusieurs caméras. Il y en aura trois pour capter le grand affrontement de Miracle en Alabama, « et j'en aurais voulu bien plus » ; quatre lors du final proprement légendaire de Bonnie and Clyde, « chacune [tournant] à une vitesse différente et avec des objectifs différents ». Monter en même temps qu'il met en scène (d'où sa colère quand « la machine » – Hollywood – achèvera sans lui Le Gaucher et La Poursuite impitoyable). Comprendre et savoir diriger acteurs et actrices (principalement ceux de la « Méthode »), accueillir l'improvisation. Éprouver l'excitation du live au point de chercher à retrouver cette vibration sur les plateaux de cinéma en dirigeant comme des comédiens jusqu'aux techniciens.

L'âge de plomb

Cette liberté d'une période où Penn pouvait aussi prendre et reprendre une même histoire trois fois, à la télévision, à Broadway et sur grand écran (Miracle en Alabama), il lui arrivera de la retrouver, brièvement, en bénéficiant d'une évolution historique qu'il contribue à accélérer : les années 1967-1970, Bonnie and Clyde, Alice's Restaurant, Little Big Man. C'est en se glissant entre la fin du vieux code de censure (1966) et l'instauration d'une classification des films pour « protéger » le public (1968), en profitant de la déliquescence de l'ancien studio system, que Bonnie and Clyde (1967) renverse de toute son énergie le tabou cinématographique de la représentation d'un rapport sexuel (une fellation) et la limite admise jusque-là d'une mise à mort (un coup de feu en plein visage, des rafales de mitraillette si longues qu'elles continuent d'agiter de soubresauts des corps inanimés). Mais cette violence inédite à l'écran en témoigne spectaculairement, la parenthèse supposée « enchantée » des années 50 et début 60 s'était refermée brutalement pour le jeune cinéaste – et un pays tout entier : « Nous avons été chassés de Camelot », dira-t-il – lors de l'attentat de Dallas, le 22 novembre 1963. Un trauma qui va hanter le cinéma de celui qui avait été l'un des conseillers « image » de la campagne à la présidence de John F. Kennedy (et qui aurait dû être aussi celui de Robert F. Kennedy s'il n'avait été abattu à son tour cinq ans plus tard). Dans Mickey One, le comédien traqué se retrouve sur scène, exposé et pris dans un cercle de lumière comme dans un viseur. Au scénario de La Poursuite impitoyable, le cinéaste ajoute « le meurtre final, à la Kennedy ». Au dénouement de Bonnie and Clyde, « il y a même un morceau de la tête de Warren [Beatty] qui saute ». Et dans La Fugue, le film du désarroi politique et existentiel, cet échange : « – Où étiez-vous quand on a tiré sur Kennedy ? – Quel Kennedy ? »

Une histoire sans fin

La tragédie de Dallas n'invente pas la violence du cinéma d'Arthur Penn : voir, dès Le Gaucher en 1958, le plan du mort éjecté de sa botte, droite et vide au milieu de la rue, sous l'effet d'une détonation. Voir la durée du passage à tabac du shérif (Marlon Brando) dans La Poursuite impitoyable, son visage tuméfié jusqu'à la déformation. Dans le même film, voir l'effet ravageur d'un capitalisme mortifère, ainsi que dans Missouri Breaks (et Brando cette fois en invraisemblable justicier solitaire ivre de son pouvoir). Voir évidemment Little Big Man et la figure revue et corrigée du général Custer, narcisse ridicule et grand massacreur d'Indiens. En répétant une violence constitutive des États-Unis, l'assassinat de JFK l'actualise, la modernise et en répand la virtualité, des impacts écarlates qui trouent les corps et les têtes (Bonnie and Clyde) à un massacre en plein mariage (Georgia). Surtout, ce qui a sombré pour Penn en 1963, puis au Vietnam (Alice's Restaurant), c'est l'espoir qui était le sien, et avec lui l'énergie et les aspirations d'une génération fracassée. Au point que la pétulante Georgia finit par s'écrier : « Je suis tellement fatiguée d'être jeune. » Dommage que ni elle ni ses amis, pas plus Bonnie que Clyde, ou Alice et sa communauté de hippies, et encore moins le « little big man », dommage qu'aucune de ces âmes errantes n'aient eu la chance d'être jeunes en Amérique.

Bernard Benoliel

Bernard Benoliel est directeur de l'action culturelle et éducative à la Cinémathèque française.