Mais où est Barbet Schroeder ?

Cédric Anger - 25 octobre 2023

Qui est réellement Barbet Schroeder ? Ce serait un brin exagéré de dire que la question hante tout le monde depuis longtemps et que les hypothèses fourmillent, mais si l'on en juge par le peu d'études et de publications transversales à son sujet, par l'absence de biographie fouillée et précise, c'est qu'elle mérite d'être posée. L'homme a l'élégance de peu se raconter, refuse la notion d'auteur pour lui-même et parvient régulièrement à battre des records de brièveté lorsqu'une récompense lui est attribuée.

On sait que Barbet Schroeder est né à Téhéran, que du sang allemand coule dans ses veines, qu'il grandit en Colombie, fait ses classes à la Cinémathèque, fréquente les Cahiers jaunes, qu'il devient ami avec Rohmer et s'en fait le producteur alors qu'il n'a qu'un peu plus de vingt ans. Fonde les Films du Losange en donnant en garantie un tableau d'Emil Nolde appartenant à sa mère et met sur pied Paris vu par..., le film testament du mouvement. En 1969, il tourne More, son premier film, inspiré d'un sujet en partie autobiographique, dans une maison d'Ibiza dans laquelle il tournera de nouveau (Amnesia, 2015) et qu'il habite (quand il n'est pas à Paris ou en Suisse). Et c'est à partir de ce moment-là, quand il devient cinéaste, qu'il est difficile à saisir.

Qu'on en juge : premiers films aux sujets modernistes et psychédéliques (et avec musiques des Pink Floyd, excusez du peu) tournés en Espagne et en Nouvelle-Guinée, documentaires en Ouganda et Californie (Général Idi Amin Dada : Autoportrait, Koko), préparation pendant sept ans de Barfly interrompue par Tricheurs au Portugal, dont Paulo Branco parvient à boucler la production in extremis et en direct en jouant le budget du film aux tables de jeux où il est tourné. Puis carrière hollywoodienne pendant plus d'une quinzaine d'années. Mais pour ne rien faire comme tout le monde, là encore, Barbet s'amuse à réaliser un film de genre (JF partagerait appartement) alors qu'il vient d'obtenir la reconnaissance internationale avec un « film à Oscar » (Le Mystère von Bülow). Un peu comme si Proust remportant le Goncourt avec À l'ombre des jeunes filles en fleurs avait annoncé à ses éditeurs : « Eh bien moi, maintenant, ce que j'ai envie de faire, c'est un petit polar intitulé Mic-mac chez les Tricards. » Mais qui fait ça ? Barbet Schroeder. Qui ensuite retourne dans la Colombie de son enfance pour le fracassant La Vierge des tueurs, avant de faire semblant de reposer ses valises en Europe dans le courant des années 2000, tout en multipliant les escales à droite et à gauche de la planète (le Japon pour Inju, la Birmanie, l'Italie, etc.).

On le voit bien. La question est finalement moins : « Qui est Barbet Schroeder ? » que : « Où est Barbet Schroeder ? » Voire : « Mais où est passé Barbet ? » S'il est insituable physiquement, géographiquement, sa filmographie l'est tout autant. Où se cache l'unité ? Dans la production post-Nouvelle Vague, la variété vagabonde de son cinéma reste unique et inclassable. Les films de Pialat ont toujours l'air de se dérouler chez les voisins, Garrel lie intrinsèquement l'enfance du cinéma et la sienne propre, Téchiné plonge de force ses personnages dans l'intensité du temps qui passe, Doillon sera le meilleur cinéaste tchèque de France, etc. Seul Eustache mêlera avec une liberté voisine et sans souci de « faire carrière » courts et longs métrages, documentaires et fictions. Mais là, comment rattacher des films aussi divers que Kiss of Death et Le Vénérable W. ? L'Avocat de la terreur avec Jacques Vergès et Calculs meurtriers avec Sandra Bullock ? Chaque nouveau film est un pied-de-nez au précédent, et on a l'impression que le cinéaste se lançant corps et âme dans un nouveau projet s'applique à lui-même la formule militaire de Napoléon : « On s'engage et puis on voit. »

Ce qui n'aide pas à répondre à la question : « Où est Barbet Schroeder ? », c'est déjà sa façon d'aborder les sujets. Sans ego. En s'y plongeant. Tout savoir. Tout connaître du personnage qu'on va filmer. Et être le plus exact possible. Jusqu'à l'obsession. On reconnaît là le principe premier de son maître Rohmer qui se refusait à filmer à neuf heures du matin un plan censé se dérouler deux heures plus tôt. Cette règle, Schroeder ne l'applique pas seulement à ses documentaires. Comment un personnage s'habille-t-il ? Quel est son langage ? Quel siège occupe-t-il à une table de jeux ? Quelle dose d'insuline donne-t-il à sa femme ? Quelle greffe de moelle osseuse peut sauver l'existence d'un petit garçon ? Comment un personnage peut-il s'évader d'un lieu ? Quelle démarche un autre a-t-il à force de se bagarrer dans les bars ? Le cinéaste explore ses sujets comme les zones inconnues du cerveau dans More ou les territoires encore vierges de La Vallée. Il ne s'agit pas seulement de maîtriser la matière mais de s'y soumettre totalement et d'envisager le film à faire comme un prototype qui ressemble le plus possible à son sujet plutôt que, de film en film, se préoccuper des mêmes choses de la même façon comme tant d'autres. Là où ça devient passionnant, c'est que Barbet Schroeder pousse la logique jusqu'à son ultime retranchement en feignant de laisser la mise en scène à son sujet. Au personnage. « Je suis là pour mettre en scène », dit Bulle Ogier dans Maîtresse. C'est évident dans Général Idi Amin Dada : Autoportrait (le titre, déjà) où l'Ubu de l'Ouganda reconstitue devant la caméra la prise du Golan à grands renforts de manœuvres militaires et ordonne au réalisateur : « Filmez les hélicoptères ! » Ce qu'il fait. C'est criant dans L'Avocat de la terreur, où Vergès affiche une maîtrise totale de son personnage, de ses gestes (la manipulation du havane), de sa parole. Dans son bureau aux volets fermés, c'est lui qui fait le film. Mais c'est aussi le cas dans les films de fiction où les personnages doivent prendre la mise en scène en main si ce n'est pas encore le cas (Before and After), y imprimer leurs marques ou effacer les traces, ou souvent affronter la mise en scène d'un autre pour la décrypter et essayer d'en triompher (Von Bülow, L'Enjeu, Calculs meurtriers).

La question que pose alors chaque plan c'est : qui l'a fait ? Qui a décidé de l'angle ? Cette mise en scène intérieure s'extériorise peu à peu et devient extérieure, échappe ou feint sciemment d'échapper selon les caractères filmés. L'œuvre regorge de face-à-face aux architectures psychologiques vénéneuses. Dans ces confrontations, ces interrogatoires parfois à huis clos, nib de champs-contrechamps à la papa. Tandis qu'on cadre l'un, puis l'autre, puis de nouveau celui-là, et encore celui-ci, il nous semble que jamais le même cadre ne se répète. Ça n'est pas forcément vrai, il faudrait revoir tous les champs-contrechamps méticuleusement. Mais c'est l'impression qu'on a. Comme si, à l'intérieur du lieu clos de l'interview ou de la confrontation, se déroulait un itinéraire, une quête, une poursuite, et c'est bien ce qui se passe, d'où vient qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même angle, l'air de rien.

Cette poursuite est celle de la vérité et des limites qui la révèlent. Expériences limites des personnages souvent excessifs (drogués, masochistes, dictateurs, alcooliques, joueurs, fous...). Limites qu'ils osent ou doivent franchir. Limites de la bienséance. Pourquoi tel personnage franchit-il la ligne ? Et pourquoi est-t-il fascinant parce qu'il l'a fait ? Et c'est la façon qu'a Barbet d'être là, partout, un pied dedans, un pied dehors, à observer ces égocentrés qui troublent et dérangent. Il est là, dans la maîtrise d'une mise en scène qui sait ce qu'elle veut et veut ce qu'elle fait. Prenez La Vierge des tueurs, ce n'est pas un film, c'est un chef-d'œuvre de mise en scène, de réalisme et de fantastique, de circulation des éléments d'un plan, d'organisation de l'espace.

Son imaginaire porte naturellement Barbet vers des personnages à l'absence de positivité, poussant même à ses risques et périls l'absence de personnages positifs jusque dans une production Disney Buena Vista (Before and After). Mais ce n'est pas parce qu'ils sont tels que ses personnages ne sont pas drôles. Au contraire. Il y a beaucoup d'humour dans les films de Barbet Schroeder. Dans les dialogues. Dans son regard. Regardez les fins, les dernières séquences : une subtile ironie nihiliste s'y exprime bien souvent. Le film doit se terminer mais il est comme un môme qu'on envoie se coucher et qui n'en a pas envie. Barbet nous a donné à voir sans badaboum ni tsoin-tsoin. Pas de conseil. Pas de point de vue. Pas non plus des machins qu'on pourrait raisonnablement appeler une analyse. Le spectateur est une grande personne. Et puis même.

Cédric Anger

 


Cédric Anger est cinéaste.