Conteur, poète, ethnologue, bébé

Bernard Eisenschitz - 24 octobre 2023

Le titre le plus célèbre de Boris Vassilievitch Barnet, Okraïna (1933), le définit bien : il signifie la frontière, le faubourg, la périphérie. Sa place, instable, est là. C'est depuis une petite ville qu'il donne à voir « la fièvre qui monte » de la guerre, puis de la révolution, au sens littéral, vue dans sa complexité et ses rythmes changeants, du plan général au gros plan (encore que Barnet n'aime pas trop les gros plans).

Boris Barnet fait ses débuts au moment où apparaît Le Cuirassé Potemkine. Il meurt alors que la génération des années 60 renouvelle la culture soviétique. Il a été actif entre 1924 et 1964, c'est-à-dire dans la période mouvementée de l'URSS qui va de la mort de Lénine à l'éviction de Khrouchtchev : il a connu communisme de guerre, épanouissement des années 20, dictature et terreur bureaucratique, lutte contre le nazisme, années de guerre, glaciation jusqu'à la mort de Staline, et enfin espoir – bientôt déçu – d'un nouveau dégel.

L'étiquette d'inventeur de la comédie soviétique que l'histoire officielle lui a collée est à la fois abusive et insuffisante. Il est loin de s'être cantonné à un genre et préfère de toute façon juxtaposer comédie et drame dans un seul film, dans un seul plan. L'humour est présent jusque dans ses quelques films ratés, et il a presque toujours réussi à éviter les commandes de propagande, les illustrations de la politique du moment.

La revue Outskirts l'a récemment qualifié d'« ethnologue n° 1 de la société soviétique ». Ses films se déroulent au temps présent, parfois dans un passé proche qu'il a vécu. « Il a pris le risque de parler de gens et non de statues, des toutes petites gens et de leurs pensées », disait Elena Kouzmina, sa femme et interprète idéale le temps de deux films. Et l'essayiste-écrivain-scénariste Viktor Chklovski, le comparant à Eisenstein en 1945 : « Chez Barnet, l'homme soviétique moyen mérite le respect. C'est un homme rare, un homme bon. Ses êtres sont bons, ils ont une bonne tension artérielle. »

« La vie avait pris la place des clichés »

Il est né juste à temps pour s'enthousiasmer pour la révolution, après une enfance heureuse de « petit bourgeois », terme qu'il doit noter dans les formulaires pour définir sa famille : pas de déchirement, un milieu de culture classique, la proximité du légendaire chanteur Fédor Chaliapine, l'étude des arts plastiques. Les circonstances historiques – Octobre 17, puis la guerre civile – l'éloignent de sa première passion, le théâtre, au moment où le cinéma soviétique prend son départ et va donner le rythme aux novateurs du monde entier. Lev Koulechov, fondateur du cinéma soviétique, théoricien et pédagogue, forme dans un cursus intense des cinéastes sachant tout faire : jeu, image, jusqu'aux cascades, et le montage qui pour lui est au centre de la création cinématographique. Barnet se détache très vite de ce premier maître : il préfère aux « modèles » de Koulechov capables de performances mécaniques des êtres humains, et va construire ses histoires et ses films à partir des acteurs. Il découvre qu'avant le montage, il y a la réalité et les situations, que la comédie ne va pas sans le drame, que l'acteur est un signe mais pas seulement cela, que faire un film est un processus, non une illustration. Il filme des corps, pas des idées. Dans son travail, il s'attache toujours aux hommes, et plus encore aux femmes.

Dès ses premiers films, il se détache des avant-gardes, même s'il les connaît à la perfection (il salue Vertov dans La Maison de la rue Troubnaïa, Dovjenko dans La Fonte des glaces). La Jeune Fille au carton à chapeau (1927) est une vision optimiste de la rencontre entre les temps ancien et nouveau, entre la campagne et la ville ; deux ans plus tard, la seconde « comédie urbaine », La Maison de la rue Troubnaïa, dresse un portrait à la fois jubilatoire et sombre de la nouvelle bourgeoisie.

Okraïna, premier film parlant, est suivi d'Au bord de la mer bleue, expérience unique de cinéma de poésie. Le monde d'un kolkhoze utopique est plein de choses redoutables et merveilleuses. Le film, dominé par la magie, contient les plus beaux plans de mer de l'histoire du cinéma : « Des images dont je n'ai jamais vu l'équivalent, s'émerveille Koulechov. Tantôt le bateau s'élève sur la crête de la vague, tantôt il plonge dans les profondeurs, disparaissant totalement. » Quand il sort en 1936, le réalisme socialiste est officiellement consacré règle esthétique unique : Au bord de la mer bleue est entièrement éclipsé pour vingt ans. À vrai dire, peu de productions nationales au monde auraient pu supporter une telle liberté, dans ces années qui pressentent la guerre. « Il ne savait pas faire les stéréotypes que les bureaucrates lui donnaient, dit son collègue des années 60 Alexandre Mitta, il ne savait faire que la vie. Il ne détruisait pas les stéréotypes, mais la vie se glissait à l'intérieur et les envahissait. La vie avait pris la place des clichés. »

Errance et pesanteur

Au Kazakhstan, où la production migre lors de l'invasion allemande, Barnet exalte la lutte antinazie et la résistance : ce qui n'empêche pas le retrait ou l'interdiction de ses meilleurs films (Un chef inestimable, Un brave garçon). À la fin de la guerre, Une certaine nuit est salué par ses collègues : avec son héroïne fragile, qui résiste à la brutalité physique, la guerre du peuple cesse, dans un bref moment de « déstalinisation spontanée », d'être la guerre du Parti ou du Chef. Promené de studio en studio, il réalise à Kiev son plus grand succès : L'Exploit d'un agent secret, dont la perfection formelle évoque Hitchcock, met à jour la minceur de la ligne qui sépare héros et traîtres, patriotes et collaborateurs.

Après treize ans d'errance – Erevan, Kiev, Sverdlovsk, Kichinev, Odessa – Barnet retrouve Moscou, et son inspiration, avec – au moins – trois de ses meilleurs film. Reprenant en cours de tournage Le Lutteur et le Clown, il en fait son œuvre. Il intègre ses propres souvenirs de boxeur, oppose comme toujours la lourdeur des corps au désir de voler, essaie en vain d'empêcher la trapéziste de s'écraser au sol. Les héroïnes de Barnet dansent, elles veulent échapper à la pesanteur, attrapent au vol des objets tombés du ciel, escaladent des escaliers instables, sautent en parachute. Cette légèreté n'est pas passée inaperçue. « Le fameux style de la Triangle, plus que chez Allan Dwan ou Raoul Walsh, c'est chez Boris Barnet qu'il faut aujourd'hui aller le dénicher », commente Godard, qui ne croit pas si bien dire, puisque c'est en étudiant Griffith chez Koulechov que Barnet a appris le cinéma.

Au tournant des années 60, Alenka, road movie qui réconcilie Tchekhov et John Ford, n'est pas indigne de toute l'œuvre qui a précédé. Il en va de même du dernier film, La Petite Gare : il suffit au cinéaste de changer un personnage, et une histoire de jeunes en villégiature devient la méditation d'un homme vieillissant qui, à la faveur d'un temps de vacance, fait le point sur sa vie et se permet de redevenir « gai, simple, généreux, bébé », comme le dit Otar Iosseliani : seul cas dans sa filmographie, l'aventure a pris des tonalités autobiographiques.

Bernard Eisenschitz

Bernard Eisenschitz est traducteur et historien du cinéma. Auteur de nombreux ouvrages (Roman américain : les vies de Nicholas Ray, Fritz Lang au travail, Gels et dégels : une autre histoire du cinéma soviétique...), il a publié deux ouvrages aux Éditions de l'Œil : Douglas Sirk, né Detlef Sierck (2022) et prochainement, Boris Vassilievitch Barnet (2024).