« Un film libre et pur ». Tels sont les mots avec lesquels André Bazin reçoit en 1956 La Pointe courte d'Agnès Varda. Avec sa coupe punk bicolore qu'elle arbore dans Les Plages d'Agnès, cette « grand-mère de la Nouvelle Vague » a marqué durablement les imaginaires. Mais les spectateurs gardent davantage en mémoire les bavardages incessants d'« une petite vieille rondouillarde et bavarde » que la puissance de ses images, qui a pourtant soufflé un vent inédit de liberté sur le cinéma.
C'est avec l'idée naïve que le cinéma, c'était mettre des mots sur des images pour en travailler la matière, pensant expérimenter ainsi la philosophie de l'imaginaire de Bachelard, qu'Agnès Varda se lance sans complexe dans la réalisation en 1954, en finançant son film en coopérative en dehors des circuits commerciaux traditionnels.
Liberté d'action
Alors photographe et étudiante à l'École du Louvre, Agnès Varda a pour toute formation cinématographique une besace pleine d'objectifs et la tête remplie d'images de livres et de peintures. Cette liberté d'action confortée plus tard par la création en 1975 de sa société de production Ciné-Tamaris pour produire le documentaire Daguerréotypes, un film de voisinage tourné dans sa propre rue, lui a garanti une expression libérée, qu'elle nomme « cinécriture ». Forgé à partir de la même association entre cinéma et littérature que la « caméra-stylo » d'Alexandre Astruc, ce mot-valise lancé contre les « gros livrets technico-littéraires qu'on appelle scénarios » lui permet de revendiquer une expression spécifiquement cinématographique, qui préserve la vitalité de l'idée initiale du film qu'elle réalise alors en artiste, sans autre scénario que la vérité du tournage. Car être libre c'est faire ce que l'on veut. Et à ce titre, Sans toit ni loi (1985) donne le ton de cette liberté toujours à défendre : marchant vers sa mort, sur la fugue « La Vita » de Joanna Bruzdowicz, la routarde Mona y est une image qui parle et fait parler d'elle, en disant « merde » à tous ceux qu'elle croise.
Liberté de ton
Cette liberté de ton sur la mort comme l'amour, Agnès Varda ne s'en est jamais départie, au risque de déplaire aux financiers et aux bien-pensants. Ses films osent nous faire regarder la mort au travail qui nous regarde, qu'elle vienne d'Algérie ou du cancer dans Cléo de 5 à 7, celle du sida qui plonge dans les yeux marins de son compagnon Jacques Demy (Jacquot de Nantes) ou celle du temps qui flétrit nos peaux comme celles des pommes de terre en forme de cœur dans Les Glaneurs et la Glaneuse. Car l'amour est soumis aux mêmes lois du temps. Il se conjugue au pluriel des hommes et des femmes qui en jouent le jeu sur un mode surréaliste, tel le couple buñuelien faisant l'amour dans la boue pendant qu'on célèbre, hors champ, le centenaire du cinéma dans Les Cent et une nuits. Dans Le Bonheur, les associations sont libres et l'on ajoute par touches les couleurs impressionnistes des paysages franciliens, de la même façon que le menuisier cumule les femmes qu'il aime comme autant d'enchantements. Dans cette nouvelle mythologie du couple, les féminismes se comptent au nombre de femmes et d'hommes qui le professent. À chacun son corps, à chacun sa façon d'aimer et d'être aimé(e) : « l'une chante » au rythme de ses amours sensuelles, « l'autre » est une veuve plus triste bien ancrée dans la réalité du combat social (L'Une chante, l'autre pas). Certains rejouent le modèle patriarcal de l'homme qui agit et crée, quand la femme se tait et procrée (Les Créatures). D'autres s'émancipent de la morale en fantasmant les corps adolescents (Jane B. par Agnès V., Kung-fu Master et Les Cent et une nuits), en violant au détour d'un travelling ou vendant son corps pour quelques billets (Sans toit ni loi) ou en suçant sénilement le pommeau de sa canne (Les Cent et une nuits). Créer est dans le cinéma de Varda un jeu amoureux ambivalent qui se danse au rythme de la valse musette entre une chose et son contraire.
Dans les films libres d'Agnès Varda, les points de vue s'opposent ainsi comme les profils cubistes du couple de La Pointe courte et les corps disjoints (Documenteur) ou enlacés tête-bêche (L'Opéra-Mouffe) des amoureux. Les peintures auxquelles le cinéma donne vie offrent la fixité de leur cadre comme écrin à la voix de leur créateur (Mur murs) ou comme révélateur du mouvement libre du film qui ouvre les images à une multiplicité de sens : entre peintures, sculptures et saynètes fictionnelles, tantôt Vénus, Maja, muses, tantôt Ariane ou Jeanne d'Arc, le corps de Jane Birkin subit les multiples métamorphoses d'une caméra anamorphosant le réel, car un portrait « au cinéma, c'est vingt-quatre portraits différents par seconde » (Jane B. par Agnès V.). Des corps au décor et du décor au corps, la caméra ne cesse de glisser « du site à la situation », orchestrant le Tout dans un cadre singulier.
« Et » pourtant
Car les corps dans le cinéma d'Agnès Varda sont toujours en situation et la liberté toujours relative, toujours à conquérir par la connaissance, nous dit Spinoza, de la vérité qui s'impose comme des visages pour nous libérer de nous. Le cinéma d'Agnès Varda est ainsi à la fois un et pluriel. Il accueille l'autre dans sa différence dont la caméra traque chaque nuance et chaque variation pour se découvrir. « Sans toi », chante Cléo, il est « une maison vide comme une île déserte que recouvre la mer ».
Et si de films en films, la cinéaste s'y est révélée d'abord pudiquement par un geste (Nausicaa), puis par une voix discrètement posée en off comme la signature d'un peintre (Documenteur), avant de nous livrer le corps tout entier en majesté (Jane B. par Agnès V.) ou vieillissant (Les Glaneurs et la Glaneuse), c'est pour imprimer sur son corps filmique les traces de cette altérité vivifiante et revivifiée sur et par « des images qui nous donnent faim, qu'on les traverse ou qu'elles nous avalent ». Regarder les films de cette cinéaste, vieillissante et babillarde, des Plages, c'est ainsi paradoxalement affûter son regard et boire une véritable eau de Jouvence.
Nathalie Mauffrey