L'Infilmable

Murielle Joudet - 25 juillet 2023

Catherine Breillat n'a jamais raconté qu'une seule histoire : la sienne. Celle d'une jeune fille qu'on aura, dès son plus jeune âge, coupée en deux, écartelée entre son cerveau et son sexe, marquée par la honte d'être née femme. À 74 ans, la jeune fille continue d'écrire et de réaliser, de reprendre ce qu'on lui a volé en explorant ce qu'elle nomme l'« infilmable » : cette immense zone grise du féminin où honte, transgression, volupté, dégoût et quête de soi s'entremêlent jusqu'à se confondre. Son œuvre formule un lancinant « connais-toi toi-même », un voyage spirituel qui, pour ses héroïnes, prend la forme d'une guerre ouverte avec l'autre sexe.

Abus De Faiblesse Catherine Breillat L Infilmable

C'est les grandes vacances : Alice Bonnard s'extirpe de son internat pour rejoindre ses parents dans les Landes. Sur place l'attend un cauchemar d'ennui, où tout est frappé de dégoût : la France rurale, la famille, le propre corps d'Alice qui, hors de tout contrôle, bourgeonne, suinte, désire. Un cahier d'écolière détourné de sa fonction fera office de journal intime : corps et âme seront auscultés, passés au crible d'une lucidité tranchante. Comme en guerre avec son pays, Une vraie jeune fille (1975) est un film sauvage, entêté, un manifeste où Catherine Breillat, 24 ans, inaugure un lieu où respirer, un lieu à soi qui sera son cinéma. Désormais, il s'agira de tout dire, de ne pas s'épargner. Ne jamais déroger à une règle et une seule – connais-toi toi-même – à l'aune de laquelle la cinéaste mesure la vérité d'une image.

Théorie de la jeune fille

La jeune fille est le sujet obsédant du cinéma de Catherine Breillat : elle n'a jamais filmé que cela. C'est sur son corps et dans son esprit que se donnent rendez-vous tous les interdits moraux et religieux, toute la misogynie du monde qui formule la malédiction d'être née fille. C'est un corps en trop, en exil. Parce qu'on lui a interdit d'exister, elle s'est enfantée elle-même, ne croit qu'en elle – tout le reste est comme frappé d'irréalité. 36 fillette est hanté par Baby Doll d'Elia Kazan : encore les grandes vacances, la virginité, encore les hommes qui n'en veulent qu'à votre corps, le désir qui ressemble au dégoût. Tant qu'il y aura des jeunes filles, il y aura des cauchemars, qui reviennent en boucle. À ma sœur ! : cette fois-ci, les jeunes filles sont deux, et viennent figurer les extrémités d'une même condition : ne pas être regardée, l'être trop. Le petit théâtre des grandes vacances converge vers un carnage purificateur. Lautréamont reste le maître absolu de la cinéaste : puisque le monde n'est jamais assez pur, il faut tout détruire.

Une cérébralité malade

La majorité des films de la cinéaste adapte des textes – récits et romans – qu'elle publie depuis l'âge de 17 ans. L'image est ainsi tenue par la vérité littéraire, par un long monologue introspectif, devenant les pensées de ses héroïnes. Texte magnifique, qui ne s'adresse qu'à elle-même et n'attend pas de réponse. D'un médium à un autre, Breillat n'atténue jamais la fureur littéraire de son écriture : elle témoigne d'une hypertrophie du verbe, d'une cérébralité malade faisant face à l'animalité masculine qui se passe de mots. Naître fille, c'est se trimballer le fardeau d'une chair et d'un cerveau trop lourds. Tapage nocturne : « Je ne peux pas m'empêcher de parler, c'est comme ça que je découvre ce que je pense. »

Je me pense donc je suis

Dans Romance, la jeune fille est devenue une femme, toujours coincée entre deux mondes : d'un côté l'ennui stérile de la vie à deux, du conformisme ; on ne baise plus, on regarde la télévision. De l'autre, la tentation d'être souillée par le désir torve des hommes, d'emmener le corps au-delà de ses limites physiques et donc morales. Ce serait faire fausse route que de voir en Romance un récit d'initiation sexuelle, la revendication d'un droit à l'orgasme : Marie est en quête d'elle-même. Les situations limites sont ses Méditations métaphysiques. L'identité féminine, sans cesse clivée dans un jeu d'oppositions (maman/putain, pureté/souillure, sexe/cerveau), tente de se rassembler, de réparer les dégâts provoqués par un imaginaire frelaté. Entre la maman et la putain, le feu et la glace, existe une troisième voie, qui n'est pas à chercher ailleurs qu'à l'intérieur de soi-même, dans l'intransigeance d'une interminable introspection. C'est dans le corps poussé à bout que s'éprouve le « cogito breillatien » qui pourrait se formuler ainsi : je me pense donc je suis.

Je n'ai pas le droit d'être là

Catherine Breillat guette ce moment où l'image bascule, passe du côté de l'infilmable. « Je m'écris des choses et, une fois sur le tournage, je me demande comment je vais faire pour les filmer. » Sur le tournage d'Anatomie de l'enfer, elle est catastrophée : « Tout me paraissait infilmable. Tout. J'étais atterrée : les règles, le rouge à lèvres sur l'anus... Il faut être fou pour faire ça. Comment on fait ? Comment faire pour que ce ne soit pas horrible ? J'étais ravagée d'angoisse, prête pour l'hôpital psychiatrique. » C'est elle-même qui se trouve clivée entre son absolu cinématographique et ce fond d'éducation puritaine qui ne la lâche jamais. Dans Tapage nocturne, Sex Is Comedy et Abus de faiblesse, elle filme son métier et livre son discours de la méthode, sa relation passionnelle aux acteurs, son ravissement lorsqu'elle obtient son image, qu'elle l'impose – « Je n'ai pas le droit d'être là. »

Barbe bleue

Breillat se cale sur la morale des contes : on aime celui qui vous tue (Parfait Amour !, Barbe bleue, Abus de faiblesse, Anatomie de l'enfer). Le masochisme, le goût du désastre, la tentation de la perte sont, chez elle, l'alpha et l'oméga du comportement amoureux. La morale semble échouer à faire le tour du désir, seul l'art peut aller explorer ce trou noir pour nous rapporter quelques vérités, immuables et archaïques, sur nous-mêmes. Cette exploration obsède son œuvre, l'oblige à refaire le même film comme un peintre remet son motif sur le métier. L'Été dernier redit comme pour la première fois ce vertige des corps qui, dans l'extase, basculent dans l'impossible, par-delà bien et mal. Refilmer cette histoire, parce que ça n'en finira jamais. Du désir, il y aura toujours quelque chose à dire, à ajouter, et qu'on n'avait pas su voir. Et puisque l'infilmable s'étend, puisque l'infilmé existera toujours, filmer est interminable.

Murielle Joudet


Murielle Joudet est critique de cinéma au Monde, elle participe à l'émission Le Cercle (Canal +) et anime une émission d'entretiens sur le site Hors-série. Elle a publié deux ouvrages consacrés à des actrices : Isabelle Huppert : Vivre ne nous regarde pas (Capricci, 2018) et Gena Rowlands : On aurait dû dormir (Capricci, Prix du livre de cinéma 2021) et, récemment, aux éditions Premier parallèle, La Seconde Femme, un essai sous-titré : Ce que les actrices font à la vieillesse.