Sont-ils heureux, Marion et Richard, là, dans cet instant volé, la nuit dans une fête foraine, avant de danser presque maladroitement sur Un autre monde de Téléphone et de faire l'amour ? Probablement, mais brièvement, car leur séparation est proche. Dans Bar des rails, son premier long métrage, Cédric Kahn capte avec vérité la première histoire d'amour d'un adolescent dégingandé avec une jeune mère de famille. Il saisit ses personnages dans une intime vérité, filmant la force d'un regard effronté, la fragilité d'un corps engourdi, la rupture d'un silence farouche. Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve, en quelque sorte. Peu de temps après, Trop de bonheur (1994), ironiquement nommé, dresse un portrait tonique et désenchanté d'une jeunesse des années 90, et prolonge alors le vacillement des sentiments, entamé avec Bar des rails. « J'aime le cinéma qui parle des gens », dira le cinéaste, formé par le monteur Yann Dedet au cinéma de Cassavetes et de Pialat.
C'est aussi la première phrase qui revient en tête, à la veille de cette rétrospective, pour évoquer l'œuvre de Cédric Kahn, qui s'est principalement attaché à cerner l'ambiguïté de ses protagonistes sans les juger, à filmer leurs corps, leurs gestes, pour mieux chercher à les comprendre. Un cinéma physique en plan-séquence rapproché.
Des obsessions et des reconstructions
Des hommes (parfois aussi des femmes) habités par une obsession, voilà le premier fil conducteur qui va relier les différents personnages principaux à partir de L'Ennui (adaptation du roman de Moravia, 1998). Dans ce film, Martin, prof de philo, se consume pour une jeune femme mystérieuse qu'il ne comprend pas. Une passion charnelle qui vire à l'autodestruction. Martin est le premier d'une longue série de personnages si déterminés dans leur quête qu'ils flirtent avec le territoire de la folie. Parmi eux, Antoine, dans Feux rouges (adapté de Simenon), un homme perdu dans la nuit, cherchant sa femme, lui aussi en pleine descente aux enfers dans son nomadisme, atteignant son point limite. Et bien sûr Roberto Succo, dans ce film homonyme magistral, récit rigoureux, sans artifices, en prise avec la réalité des faits, de l'odyssée meurtrière d'un tueur fou. Mais à part pour ce dernier, l'empathie que Cédric Kahn porte à ses personnages fait qu'il cherche sans cesse à les sauver. C'est Thomas dans La Prière, reconstruisant ses liens avec les autres comme avec lui-même dans une communauté de prière aux règles strictes. Ou encore, différemment, Yann, dans Une vie meilleure, qui raconte une destinée, la poursuite obsédante d'un idéal, la lutte pour une survie, et l'espoir de jours meilleurs au contact de Slimane, le fils de celle qu'il aime et qui lui permettra d'envisager autrement la vie.
Mouvement et fébrilité
Une vie meilleure permet au cinéaste de déployer aussi son esthétique du mouvement et de la fébrilité qui prévaut dans nombre de ses longs métrages. Dans un film de Cédric Kahn, les personnages bougent sans cesse, la caméra doit les (pour)suivre, les accompagner. La fièvre gagne les acteurs qui les incarnent : Yvan Attal dans Les Regrets, Jean-Pierre Darroussin dans Feux rouges, Charles Berling dans L'Ennui, Stefano Cassetti dans Roberto Succo, Arieh Worthalter bien sûr dans Le Procès Goldman, et d'autres encore, sont animés d'une intensité peu commune. Cette nervosité investit la narration. On peut avoir souvent la sensation d'un danger, on peut le guetter même s'il ne vient pas. On peut aussi avoir le sentiment qu'un geste ou un regard est filmé pour la première ou la dernière fois.
Rupture et expérimentations
Derrière cette appréhension de l'urgence, apparaît le motif primordial de la rupture, amoureuse, sociale, formelle, qui peut se décliner de plusieurs façons. Le refus de la société traditionnelle, comme celle que revendique Paco dans Vie sauvage, décidant de vivre avec ses enfants soustraits à leur mère dans une ferme isolée, en clandestinité. Est-ce qu'on devient fou en dehors du cadre social ? La question était déjà explorée de manière aboutie avec Roberto Succo. Vie sauvage prend pour point de départ une rupture amoureuse, thématique partagée avec Feux rouges, Les Regrets ou L'Ennui. Rupture de tons et de genres enfin, avec cette idée que chacun des personnages développés dans les films du cinéaste ont maille à partir avec la réalité ou ont tendance à la fuir. Dès lors, le fantastique et l'étrange peuvent s'immiscer (L'Avion, Feux rouges), renversant cette idée que le cinéma de Cédric Kahn ne serait que réaliste. Avec des personnages situés aux frontières de la normalité, il ne pouvait en être qu'autrement.
Mais il faut dire aussi que ces dernières années, le cinéaste expérimente, en explorant par une mise en abyme le monde du cinéma (Making of, 2023) ou en revisitant sur le mode de la comédie et du drame le règlement de comptes familial (Fête de famille, 2019, dans lequel il joue pour la première fois), en y intégrant des récits gigogne, avouant qu'il n'aurait jamais pu faire ce film sans la somme des précédents. C'est le sentiment qu'on a aussi en voyant Le Procès Goldman, qui synthétise à lui seul le cinéma de Cédric Kahn : une enquête rigoureuse, la mise en scène d'un lieu et d'une multiplicité de paroles, une dimension sociale et politique, un personnage profondément mystérieux et ambigu incarné avec intensité, et toujours cet amour de la fiction qui envahissait déjà les pensées de l'adolescent grandi dans la Drôme, rêvant peut-être déjà à son destin de cinéaste.
Bernard Payen