Histoire déchirée

Marion Polirsztok - 24 juillet 2023

David W. Griffith fut un homme du XIXe siècle qui rencontra un art du XXe. Autrement dit, il installa la modernité de la machine dans le jardin d'une Amérique encore largement pastorale, mais divisée. Il tenta d'assurer le passage d'un monde perdu, le Sud de son enfance, d'un siècle à l'autre, et le renouvellement de formes qu'il affectionnait tant, celles, en un mot, du mélodrame. Il échoua sans doute, signe d'un aveuglement à son temps. Ses films n'en demeurent pas moins essentiels pour qui s'intéresse à l'histoire et à l'art du cinéma.

« Révolutionnaire du drame cinématographique et fondateur de la technique moderne de cet art » : dès 1913, Griffith fait publier, comme on déposerait un brevet, une page d'autopromotion où il revendique pêle-mêle plan large et plan d'ensemble, gros plan, montage alterné, suspense, fondu au noir, technique de jeu retenue... L'histoire lui attribua bien d'autres inventions, puis remit en perspective sa place de génial inventeur pour faire valoir la qualité de ses prédécesseurs comme de celles et ceux qui formèrent sa troupe : Billy Bitzer et Henrik Sartov derrière la caméra, Lillian et Dorothy Gish devant, les acteurs-assistants Erich von Stroheim ou Raoul Walsh à ses côtés... Elle dessine durablement une figure de père fondateur du cinéma américain et hollywoodien. Il fut un maître (« American Master », écrit Iris Barry dès 1940), auquel on rend visite (Abel Gance en 1921), auquel on se mesure et dont on mesure l'influence, sur les cinéastes américains, allemands, français et même soviétiques (« Dickens, Griffith et nous », écrira Eisenstein).

Le tumulte de l'Histoire

Griffith ne fut ni révolutionnaire, ni moderne. Sa grande force fut de comprendre la puissance du nouveau médium pour porter des messages – la propagande – et de croire au cinéma – « université du travailleur » – comme moyen d'instruire et de réformer l'humanité, nourrissant cette « secrète tendance pour le prêche et le sermon » que le critique Vuillermoz décelait en 1919 dans les bandes américaines. En philosophe naïf, en historien hasardeux, en idéologue douteux, Griffith entreprit de penser en cinéma ce que l'on pourrait résumer sous le terme, omniprésent dans son œuvre, de « struggle », le combat, les luttes petites et grandes de l'Histoire et de ses personnages. Sous couvert d'universalité, habité d'un pacifisme sincère, c'est pourtant avec le paradigme de la guerre que Griffith met en scène le passé et le présent de l'Amérique, qu'il s'agit de faire triompher dans son rôle de leader (de sauveur ?) historique au destin mondial. Et dans toute guerre il faut choisir son camp : pour lui, ce fut celui de l'Amérique sudiste, blanche, raciste et esclavagiste, celle du Klan. Si la sortie de Naissance d'une nation en 1915 marque indéniablement une date importante dans l'histoire du cinéma, c'est autant pour les accomplissements artistiques et financiers du film que pour sa dimension politique et les réactions qu'il suscita et suscite encore. Projeté à la Maison-Blanche et boycotté par ailleurs, le film creuse les déchirements du pays en faisant du montage alterné et du sauvetage de dernière minute les redoutables formes de ces divisions.

Loin de faire amende honorable, Griffith repart en croisade contre les réformistes et les puritains de tout poil dans un « Spectacle des Siècles » inouï. Film historique tressé de quatre récits, non linéaire, non chronologique le rythme d'Intolérance déroute ses spectateurs autant qu'il les éblouit : plus jamais on ne fera du cinéma comme cela, décrète un critique. Le pacifisme du film heurte de plein fouet les événements de la Grande Guerre, dont le cinéaste tente de saisir le désastre magnifiquement mais trop tardivement dans Cœurs du monde, grande synthèse des deux précédents films.

Le continu et le discontinu

L'historiographie distingue habituellement trois moments dans sa période créatrice de 1908 à 1931 : les expérimentations répétées et fondatrices dans les « courts » de la Biograph ; les expérimentations-synthèses des deux films monstres, Naissance d'une nation et Intolérance ; et l'après, plus flou, marqué par un déclin financier et biographique, fait de quête d'indépendance et de liberté (l'aventure United Artists), loin de Hollywood (le domaine-studio de Mamaroneck), de contrats et de contraintes (la période Artcraft, la période Paramount), enfin de deux films parlants avant l'oubli jusqu'à son décès en 1948.

Après avoir dicté l'agenda de la création cinématographique dans les années 1910, le Maître serait devenu old fashioned, à contretemps des mutations des États-Unis et du cinéma des années 1920. Sa sensibilité d'homme du Sud du XIXe siècle, son héritage théâtral, littéraire et poétique, fondamentalement sentimental et sensationnaliste, sa nostalgie de l'ancien, son goût de la simple histoire de l'Amérique rurale, ses intertitres ampoulés, son usage tardif du symbole et de l'allégorie, ainsi qu'une conception dépassée de la féminité et des rapports amoureux feraient de lui un cinéaste « unsophisticated », rustique. C'est oublier que le cinéma muet américain est animé d'une vie des formes qui juxtapose « dans le même moment, des survivances et des anticipations, des formes lentes, retardataires, contemporaines de formes hardies et rapides » (Focillon).

De cette période, où alternent films modestes et superproductions, émergent quelques chefs-d'œuvre sans cesse arrachés et sauvés de ce crépuscule de gloire : Le Lys brisé, histoire des races sur fond de tragédie intime, À travers l'orage, histoire des femmes dans le lyrisme des paysages, Les Deux Orphelines et le spectacle des sensations, encore. Ils attestent de ce que le cinéma de Griffith fut aussi un grand art de l'actrice, dont témoignent les performances inoubliables de Lillian Gish. On y ajoutera sans peine, pour les voir ou les revoir, les plus rares Sally, fille de cirque et Les Chagrins de Satan. Tous reliés par un fil rouge, celui du souci constant de la picturalité, de la part d'un cinéaste qui crut fermement que le nouvel art du cinéma avait quelque chose à voir avec la beauté.

Marion Polirsztok