Cinéaste ciseleur de brillants films de genre toujours dans l'excès, Kim Jee-woon n'a peut-être pas la respectabilité de ses confrères Park Chan-wook et Bong Joon-ho, loués pour faire passer du politique en contrebande dans leurs divers thrillers et films de monstres. Kim Jee-woon pratique, lui, une politique du genre, où il s'agirait à chaque fois de pousser dans leurs derniers retranchements le film de gangsters, de fantômes, de vengeance ou d'espionnage. La politique, selon Max Weber, c'est « ce qui est faisable », et Kim semble pouvoir tout faire et, en plus, satisfaire son public. Populaire, mais pas populiste.
Si le goût de Kim pour l'action chorégraphiée et les décors signifiants, détaillés, s'est affirmé au fil des films, cette maîtrise procède à chaque fois d'un incident de parcours chez le personnage principal, d'une perte de contrôle dans une vie sur les rails – les décès absurdes qui émaillent The Quiet Family, un accès soudain de sentimentalisme chez le gangster méticuleux de A Bittersweet Life, une panne de voiture comme entame de J'ai rencontré le diable. Ou tout simplement dans l'humour, prégnant aux débuts de Kim, puis sous-jacent – comment ne pas voir l'ultraviolent J'ai rencontré le diable comme un cartoon en creux façon Tom poursuivant Jerry (et vice versa) ?
Une cavité dans le cœur
La carrière même de Kim Jee-woon au cinéma résulte d'un accident. Passé d'abord dans les années 90 par le théâtre comme metteur en scène et la comédie musicale comme acteur, il se retrouve contraint d'écrire des scénarios pour rembourser les frais de réparation après un accident de voiture dans lequel il a été impliqué en 1996. À partir de ses scripts, il réalise The Quiet Family (1998) et Foul King (2000), comédies brinquebalantes où l'humour se mêle à l'horreur et la critique sociale, et débuts de collaborations récurrentes avec les poids lourds locaux comme Choi Min-sik (son Oliver Reed) et Song Kang-ho (son James Stewart). La reconnaissance internationale vient avec un film d'horreur pure, Deux Sœurs (2003), histoire de fantômes où Kim s'en va, avec un panache certain, concurrencer les films japonais façon Ring. Tribut racé à Jean-Pierre Melville, A Bittersweet Life (2005) rappelle la francophilie plus large de Kim Jee-woon, qui séjourna trois mois à Paris en 1991 et y regarda une centaine de films dans le cadre d'un festival organisé pour les 40 ans des Cahiers du cinéma. D'abord glacé et taiseux comme son protagoniste, ange mutique qui ne semble point toucher terre, le film bascule, déraille vers l'ultraviolence, avec en point d'orgue la fusillade finale dans un restaurant chic baptisé... « La Dolce Vita ». Kim chérit l'ironie tragique et son passage ensuite dans le western spaghetti, avec Le Bon, la brute, le cinglé (2008), n'étonne donc en rien, tant il y allie la stylisation avec le grotesque. Idem pour J'ai rencontré le diable (2010), qui semble vouloir enterrer un autre genre avec son jusqu'au-boutisme : les films de vengeance de Park Chan-wook, dont Kim trafique le moteur tragique en repoussant l'heure de la revanche comme on étirerait un élastique.
Sous ses différents atours, le travail de Kim Jee-woon est néanmoins motivé par les mêmes mécanismes : l'échec et la déficience constante des figures paternelles, ici littérales, dont les protagonistes attendent en vain une parole libératrice ou une approbation. Ainsi des patrons, mafieux ou au bureau, de A Bittersweet Life et Foul King, et des pères totalement incompétents avec leur progéniture, de Deux Sœurs à J'ai rencontré le diable. C'est aussi une incommunicabilité aux conséquences toujours dévastatrices, une cavité dans le cœur des personnages, que la violence semble seule être en mesure de combler. Dans Le Bon, la brute, le cinglé, la brute (Lee Byung-hun, le Alain Delon de Kim) du titre est un tueur qui cache, sous ses manières de rock star, un trauma castrateur qu'il finira par révéler, tandis que tout le monde s'affaire autour de la cachette d'un trésor – un trou dans le désert. Si les héros de Kim finissent par s'éparpiller façon puzzle, c'est qu'ils sont eux-mêmes à la recherche de la pièce qui leur manque – une vérité, un être cher.
La vie en mieux, ou en pire
Après un détour aux États-Unis où il se met au service d'Arnold Schwarzenegger dans Le Dernier Rempart (2013), Kim revient en Corée du Sud pour son projet le plus ambitieux, The Age of Shadows (2016). Film historique d'espionnage sis entre Shanghaï et le Séoul occupé dans les années 30 par les Japonais, le long métrage a bien sûr des relents patriotiques mais fait aussi la somme de ses préoccupations – ces barbouzeries entre agents pro- et anti-japonais sont l'écrin idéal pour des secrets, recherche d'informations et toujours l'ironie lorsque l'on devient agent double malgré soi.
Immanquablement comparé à celui de Quentin Tarantino, le cinéma de Kim Jee-woon affiche cette même vitalité insolente, et ses citations comme une fleur à la boutonnière, mais joue les genres comme s'ils étaient encore frais, sans la mélancolie de l'Américain. Mais après vingt ans de carrière, Kim semble mûr pour l'autoréflexion, si l'on en croit Dans la toile (2023), mise en abyme sur le tournage chaotique d'un film dans les années 70, où le réalisateur est obsédé par l'idée de commettre enfin un chef-d'œuvre. Entre les censeurs, les coulisses façon soap opera et les crises créatives, Kim Jee-woon assène avec jubilation que le cinéma est la vie, en mieux, en pire, avec le même sourire que Song Kang-ho en catcheur masqué, prêt à en découdre avec l'existence dans le bien nommé Foul King. En français, le titre parfait pour désigner le métier de cinéaste : « le roi des tricheurs ».
Léo Soesanto