Porté par l'effervescence des révolutions, le cinéma mexicain connaît des âges d'or au temps du muet puis dans les années 30-40, mais ensuite marque le pas. Non que la production diminue, loin de là. Soutenue à bout de bras par l'État (jusqu'à une nationalisation de fait au début des années 60), l'industrie livre un grand nombre de longs métrages. Seulement, ceux-ci se replient vers des genres éprouvés et vidés de leurs implications sociales : comédies rurales, mélodrames, divertissements musicaux, succédanés de western... À première vue, les films fantastiques constituent une autre catégorie formatée. En fait, ils vont réintroduire l'invention formelle, et aussi évoquer par la bande les contradictions et les atavismes de la société locale.
Le musée de l'horreur
Le cinéma mexicain n'en est pas à son premier sujet surnaturel, mais c'est le fabuleux Les Proies du vampire qui, en 1957, lance un mouvement occupant une place particulière dans l'histoire du fantastique. Une des meilleures transpositions de Dracula (mâtiné d'Edgar Poe, via le thème de la catalepsie), le film de Fernando Méndez ressuscite tout un attirail à base de noir et blanc contrasté, de décors de studio noyés de brume artificielle. L'épouvante mexicaine sera donc une sorte de conservatoire pour des formes étatsuniennes tombées en désuétude (monstres classiques de la Universal des années 30, productions RKO des années 40) qui trouveront là une vie après la mort. Mais son baroquisme et sa violence répondent aussi aux développements contemporains du genre en Italie et en Angleterre, les coiffant parfois au poteau : Les Proies du vampire est ainsi le premier film à montrer un vampire aux canines proéminentes, un an avant Christopher Lee dans Le Cauchemar de Dracula. S'ajoute une dimension purement mexicaine, exprimée par la théâtralité déclamatoire des dialogues, les excès mélodramatiques des intrigues, un humour sardonique, et aussi des considérations sur le passé maudit du pays : l'hacienda en ruines reflète clairement la décadence de l'ancienne classe patricienne.
Tous ces éléments seront recombinés à l'envi dans une myriade de films. Les auteurs puisent parfois dans le folklore local et ses créatures (telle la Llorona, dangereuse revenante qui pleure son enfant disparu, et dont la succession donne lieu à ce mélo familial d'enfer qu'est Les Larmes de la malédiction) ou dans l'histoire trouble de la colonisation (les horreurs de la Sainte-Inquisition, vengées 300 ans plus tard comme dans le croquignolet Le Baron de la terreur). Autre trait saillant, l'omniprésence des savants fous et autres apprentis sorciers, sans doute parce que ces figures parlent à un Mexique encore tiraillé entre obéissance à la foi et volonté de modernisme. Ce dilemme donnera encore les chasseurs de goules rationalistes et ennemis de la superstition qui animent le diptyque Le Vampire sanglant / L'Invasion des vampires, films marqués par des ralentis oniriques et par les étranges stridences d'une musique synthétique. Pour autant, le cinéma fantastique mexicain se distingue avant tout par son goût de l'hybridation des mythes. Dès 1954, La Sorcière croise la vengeance d'un inventeur spolié avec une thématique Jekyll/Hyde, l'instrument de la loi du talion étant un laideron transformé en femme séductrice. Mais c'est encore une fois le grand Fernando Méndez qui enfonce le clou avec Les Mystères d'outre-tombe, récit morbide et dément, où des recherches sur la survivance de l'âme après la mort sont compliquées par des phénomènes de hantise et par les menées d'un assistant défiguré. Suivent Le Musée de l'horreur, qui mêle statues de cire et trafic de cadavres, ou encore l'étonnant Miroir de la sorcière, où des prémisses placées sous le signe du Hitchcock de Rebecca et Soupçons – verre de lait empoisonné en prime – débouchent sur une histoire frénétique de vrais fantômes.
Catcheurs et nouvelles générations
Toutefois, cette sorte d'âge d'or ne durera pas plus d'une dizaine d'années, à cause de l'hégémonie grandissante des films centrés sur des catcheurs célèbres qui, entre deux combats sur le ring, affrontent des monstres divers et variés. Bien que délectables, ces films restent au niveau du pittoresque, notamment à partir de la généralisation de la couleur, au milieu des années 60. Exemple savoureux : Le Monde des morts, où les deux stars du sous-genre, El Santo et Blue Demon, traversent les époques et font même un détour aux Enfers. Il n'en demeure pas moins qu'à cette période, la crise du cinéma mexicain s'aggrave encore, en raison de son fonctionnement interne. À cause du corporatisme syndical, très peu de personnes peuvent accéder à la réalisation, si bien que des vétérans enquillent plusieurs films par an jusqu'à un âge très avancé, parfois alors qu'ils ont perdu toute inspiration.
Mais l'ébullition politique de l'après-68 va changer la donne, et permettre l'éclosion de nouvelles générations de cinéastes. Parmi eux, Juan López Moctezuma, qui fait sensation avec Alucarda, où deux pensionnaires de couvent déclenchent un sabbat aux accents buñueliens, sensation accrue par la présence de l'acteur Claudio Brook. La jeunesse maléfique marque aussi l'incroyable Du poison pour les fées de Carlos Enrique Taboada, œuvre filmée à hauteur d'enfant au point qu'on ne voit pratiquement jamais les visages des adultes, nous plongeant ainsi dans les arcanes de l'innocence perverse. Enfin, l'événement de cette rétrospective est peut-être la projection du très rare Les Amantes du Seigneur de la nuit, signé par Isela Vega (actrice vue dans Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia de Sam Peckinpah), qui jette une lumière crue sur le mélodrame latino-américain et les croyances traditionnelles dans la sorcellerie. De quoi rappeler que le Mexique a toujours été une terre de cinéma fantastique, ce que confirmera plus tard l'arrivée de réalisateurs comme Guillermo del Toro et Alfonso Cuarón.
Gilles Esposito