La mémoire à claire-voie

Mathieu Macheret - 24 juillet 2023

Certaines histoires ne se racontent pas avec des mots, mais avec cette prose du monde que constituent la lumière, les gestes, le silence et le mouvement. D'autres ne se racontent pas du tout : elles se cherchent, remontent lentement à la surface, et il faut parfois toute une vie pour en caresser les contours. Ainsi toute histoire est-elle d'abord histoire de sa propre quête, et tout récit digne de ce nom l'exhumation d'un secret, dont on devine aisément la fonction thaumaturgique : ouvrir des voies de communication symboliques entre les vivants et les morts. Ce secret, Víctor Erice aura passé sa vie d'artiste, non pas à le percer à jour, mais plutôt à en faire sentir l'empire, l'étendue, toutes choses qui prenaient pour lui le nom du cinéma. Soit le seul art capable d'offrir un point de rencontre physique, et pourquoi pas de fusion, entre l'Histoire, la mémoire individuelle, le rêve et le temps présent.

On présente généralement Víctor Erice comme un auteur de peu de films, en tout trois longs métrages – L'Esprit de la ruche (1973), El Sur (1983), Le Songe de la lumière (1992) – auxquels vient de s'ajouter la divine surprise de Fermer les yeux (2023), quatrième opus miraculeux. On oublie dans la foulée de rappeler que l'homme, rien moins que parcimonieux, n'a pas seulement abordé le cinéma sous le versant pratique, mais aussi par la théorie, lui qui fut critique (pour les revues Nuestro cine et Cuadernos de arte y pensamiento) et enseignant, consacra un essai à Nicholas Ray et un autre au sculpteur basque abstrait Jorge Oteiza. En d'autres termes, Erice n'a jamais oublié qu'avant de devenir cinéaste, l'on naît spectateur.

Les puissances de l'imaginaire

Né à Karrantza, dans le Pays basque, le 30 juin 1940, sous la dictature militaire, le jeune Erice est marqué au fer rouge par les films américains (Ford, Hawks, Curtiz, Fleming) qui circulent dans les provinces grâce au cinéma itinérant. Après des études de sciences politiques à l'université de Madrid, il intègre à 21 ans l'Instituto de investigaciones y experiencias cinematográficas (IIEC), école de cinéma dont il sort diplômé en 1963. Quelques courts métrages et divers petits boulots d'assistanat pavent sa rencontre, déterminante, avec Elías Querejeta, ex-footballeur professionnel reconverti dans la production, qui fit émerger la génération dite du « Nouveau cinéma espagnol » des années 1960-70 (Carlos Saura, Julio Medem, Manuel Gutiérrez Aragón). En 1969, ce dernier engage Erice pour réaliser le troisième épisode du film à sketches Los Desafíos, écrit par le génial scénariste Rafael Azcona, compère de Marco Ferreri. Devant la supériorité manifeste de son segment, Querejeta persiste et signe le premier long métrage du jeune réalisateur.

L'Esprit de la ruche, chef-d'œuvre impérissable, conduit une fable énigmatique sur l'enfance sous la chape de plomb du franquisme, transfiguré par les puissances de l'imaginaire. Dans un village de Castille, au lendemain de la guerre civile, la petite Ana (Ana Torrent), 6 ans, chamboulée par une projection itinérante du Frankenstein de James Whale, invoque de toutes ses forces un retour du monstre dans la morne réalité quotidienne. Il reviendra sous les traits d'un partisan blessé, au détour d'une masure abandonnée. Ce corps résiduel, celui de la République tuée dans l'œuf, absorbe les gouffres d'une réalité perçue à hauteur d'enfant, aussi bien que les nombreux non-dits d'un récit elliptique (qui est cet inconnu auquel écrit la mère d'Ana ?). Le film progresse à pas feutrés, par petites touches allusives esquissant des motifs secrets, que la mise en scène, patiente, chuchotée, nimbe de lumières déclinantes et de signes oniriques (la montre à gousset qui carillonne une mélodie mélancolique, la lumière dorée qui se déverse des vitres jaunes aux alvéoles dignes d'une ruche).

Le cycle du temps

El Sur renchérit sur le territoire privilégié de l'enfance, et emboîte le regard fasciné qu'une jeune fille pose sur son père, exilé politique traînant un passé nébuleux et un spleen incurable. Raconté en flashback, dans un papillotement de scènes brèves, comme arrachées au néant par l'usage du fondu au noir, le film rassemble par éclats les facettes de cette figure parentale insaisissable. Son « Sud » natal laissé en arrière apparaît de plus en plus comme un territoire mythique, le lieu impossible des origines, source du mystère sur lequel repose chaque existence. Une décennie de plus et le troisième long métrage d'Erice, Le Songe de la lumière, sera cette fois un documentaire sur le peintre madrilène Antonio López García, au moment où l'artiste prend pour modèle un cognassier de son propre jardin. Un sacerdoce qui l'occupe des mois entiers, à mesure que l'arbuste dépérit et que ses fruits s'effondrent. Au terme de quoi il apparaît que le résultat final compte moins que la longue fréquentation de l'objet et la connaissance acquise de celui-ci, infime parcelle de la réalité, mais parcelle inépuisable, où passe quelque chose du cosmos.

L'exercice d'une patience obstinée, le cycle long du temps qui contient en lui-même sa propre raison, font encore, trente ans plus tard, tout l'objet de Fermer les yeux, dernier coup de maître du vénérable cinéaste de 83 ans. Un réalisateur âgé à la carrière avortée se lance à la recherche d'un acteur disparu au cours d'un de ses tournages, repéré dans une maison de retraite au fin fond du pays. Amnésie et ressouvenir décrivent ici un sidérant pas de deux, afin de saisir ce qui s'est perdu dans les bobines restantes du film maudit. Est-ce le chef-d'œuvre inachevé qui trouvera sa conclusion dans la réalité ou, au contraire, la réalité qui s'expliquera par ces vestiges encore brûlants ? Víctor Erice livre là, outre une grande récapitulation de son art (Ana Torrent revient pour répéter une même réplique 50 ans plus tard, comme on brise un sort), une définition très personnelle du cinéma, art et conscience d'un XXe siècle en perdition : cette promesse que les vies capturées dans un faisceau de lumière trouveront à terme leur signification profonde.

Mathieu Macheret


Mathieu Macheret est critique de cinéma au journal Le Monde. Collaborateur régulier de la revue Trafic, il est aussi l'auteur d'un essai, Josef von Sternberg. Les Jungles hallucinées (Capricci, 2021). Il fait partie de l'équipe artistique du festival « Entrevues » de Belfort.