Dans le laboratoire du professeur Lewis

Damien Bertrand - 24 juillet 2023

Jerry Lewis est l'auteur d'une œuvre virtuose, à la fois grand public et expérimentale. Rénovateur de la tradition burlesque, son art de la vignette saisit sur le vif une Amérique en perte de repères, et le comique decrescendo de Docteur Jerry et Mister Love ouvre la voie à un pessimisme radical. Les corps agressés de ses personnages dans l'embarras provoquent un malaise aussi intense pour celui qui les subit que pour le spectateur qui les observe. Créateur de formes, Jerry Lewis a domestiqué le cinéma pour montrer la difficulté des hommes à se mouvoir dans l'espace et le temps.

Le Dingue du palace, fruit de ses identités multiples (le Juif Joseph Levitch, l'ex-partenaire de Dean Martin, le producteur indépendant de Lewis Films Inc., l'Idiot, alias le Kid, alias l'acteur et la star), marque l'apparition d'un héritier de Stan Laurel, doublé d'un virtuose de la technique. Coup d'essai, coup de maître, l'essentiel de l'œuvre à suivre y est déjà donné : juxtaposition de scènes autonomes libérées de la linéarité du récit, cohabitation d'une diversité de styles de jeu, propension à abattre le quatrième mur, techniques spectaculaires dévoilées comme du cinéma en train de se faire. Un réalisateur souverain, maître de l'élasticité du temps et des espaces vus en coupe où se déploie le spectacle par le mouvement, qui le décrit puis, souvent, le détruit.

L'art du contrepoint

L'art de Jerry Lewis consiste à créer les conditions de ce conflit, et l'image du souffre-douleur trébuchant sur une forêt de micros tandis que la caméra avance gracieusement vers lui en est l'un des précipités. L'empathie du spectateur pour le personnage (fruit des dix ans de carrière qui précèdent son passage à la réalisation) lui permet de concevoir ses innovations formelles comme autant de traductions concrètes de sa vision de la comédie en drame déguisé : un homme dans la panade. En l'interprétant, il en fait le véhicule de sensations contradictoires (faire l'idiot sans l'être, se révéler expert dans l'art de représenter la maladresse) tout en lui donnant une immédiateté physique étendue au monde des objets qui composent le décor et qu'il lui faut dompter. La dynamique de sa mise en scène est fondée sur le contrepoint : un son énorme provient d'une source minuscule (un chiot rugit comme un lion), le Kid débranche le câble son de la caméra et le film devient momentanément muet... Exemples issus du vaste catalogue de figures lewisiennes, et de ses procédés tout à tour élégants ou provocants (mouvements de grue, zooms chaotiques, saturation, désynchronisation...), tous au service d'un sentiment obsédant.

Tant qu'ils surent maintenir un équilibre raisonné entre ses différentes composantes, les films de Jerry Lewis filèrent le parfait amour avec le public et la critique. En plus d'être hilarants, ils offraient de luxueux spectacles, les derniers feux chromatiques de l'âge d'or hollywoodien. Une teinte primaire établit la tonalité dominante de chaque film, et le cadre, plutôt que de dessiner des lignes de force, s'exprime par un équilibre de grandes masses colorées qui ouvre la voie à des lectures poétiques, voire psychanalytiques. D'où également l'omniprésent motif de la sidération qui rythme la dramaturgie : les visages hébétés par l'entrée en scène de Mister Love, l'état de catatonie dans lequel l'apparition du sosie d'un gangster supposé mort plonge les voleurs de diamants de Jerry la grande gueule, ou encore ces nombreux regards caméra, burlesques par transgression de la grammaire élémentaire du cinéma.

Un soupçon de rire pour atténuer le chagrin

En adaptant Docteur Jekyll et Mister Hyde, Jerry Lewis met à nu la sombre dynamo qui fait tourner le comique de son personnage et amorce un virage qui va exposer ses films à l'incompréhension et au désamour. Dans Docteur Jerry et Mister Love, le contrepoint n'est plus seulement présent à l'intérieur des scènes, mais dans une structure où la seconde partie, contrechamp de la première, contraint le spectateur à revenir sur les pas de son hilarité pour considérer l'humanité du personnage qui en fait les frais. À compter de Jerry souffre-douleur, les films de Jerry Lewis portent en étendard tout ce que les spectateurs ne viennent pas y chercher : l'expression du cinéaste à la première personne du singulier, des ressorts burlesques dilatés jusqu'au malaise, un pessimisme foncier. Domaine de l'intime, évidemment en germe dès les premiers films, mais maintenant exposé à ciel ouvert. Ce n'est pas la nature des ingrédients qui est modifiée, mais leur dosage. La différence entre la scène où le Kid écrase ad libitum le chapeau de Buddy Lester dans Le Tombeur de ces dames et celle où il dépense une épaisse liasse de billets en pourboire pour séduire la brune de Jerry souffre-douleur, c'est que la combustion lente ne débouche plus sur un rire libérateur, mais sur le spectacle interminable d'un innocent livré aux chacals parce qu'incapable de manier les codes de la sociabilité.

On jurerait le cinéaste expert de l'autisme de haut niveau, tant ses personnages cumulent les caractéristiques du spectre de ce trouble neurologique : prenant les consignes au pied de la lettre, étrangers à la notion de second degré, incapables de soutenir le regard de l'autre, mais aussi, dès qu'ils sont seuls, libérant un imaginaire débridé où s'épanouissent leurs superpouvoirs (hyperacousie, génie visuo-spatial...). L'essence du cinéma lewisien, exaltant la différence du mal adapté, n'a cessé de se concentrer. The Day the Clown Cried, son film sur les camps d'extermination (resté inédit et réalisé juste après Ya, ya, mon général !, sa relecture gonflée de To Be or Not to Be), n'est pas un accident de parcours, mais un point limite où le cinéaste abdique sciemment son art luxuriant face à l'irreprésentable. Sept ans plus tôt, la fonction sociale et vitale du rire occupait déjà le magnifique A Little Fun to Match the Sorrow, miroir violemment retourné contre son personnage de pitre ambulant, médecin qui refuse de faire face à la mort de ses patients et se cogne littéralement à toutes les portes. Un soupçon de rire pour atténuer le chagrin, c'est l'inversion des proportions qui révèle la tristesse longtemps retenue de son cinéma et explique en partie sa progressive désaffection.

Ainsi présentée dans sa compacité, du joyau d'économie burlesque qui l'inaugure (Le Dingue du palace) à la comédie du suicide et de l'échec qui la conclut (T'es fou Jerry !), l'œuvre du cinéaste reste riche en surprises. On y verra aussi qu'en s'absentant de l'écran (One More Time), son travail ne perd ni en consistance, ni en inventivité, et on se souviendra, en observant le personnage pêcher son double dans l'océan (Jerry la grande gueule), de sa visée cosmique. Les grands cinéastes passent parfois de mode, mais leurs films traversent le temps, intacts.

Damien Bertrand


Damien Bertrand écrit sur le cinéma (Trafic, ouvrages collectifs) et réalise des documentaires (sur Jerzy Skolimowski, Annett Wolf, Emile Parisien Quartet, Andrzej Tarkovski). Il prépare San Francisco Blues, sur les traces de Hammett.