Apogée de cinéma, comble d'une vie

Nicole Brenez - 24 juillet 2023

Histoire(s) du Cinema de Jean Luc Godard - Présentation Cycle

La fresque de Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, invente sa propre méthode, ses propres valeurs, son écriture en propre. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre d'un ancien membre du Groupe Dziga Vertov, elle n'est pas principalement marxiste et matérialiste, mais surtout matériologique et romantique (au sens du Romantisme allemand). Elle bâtit avant tout une histoire des responsabilités du cinéma. Elle ne succombe pas un instant à l'illusion que cette histoire puisse avoir un sens ; elle est bruit, fureur, manquements, instants de grâce. Mais chacun de ces instants, bloc effrangé de sons, textes et images, crée ce « polyèdre d'intelligibilité dont le nombre de faces n'est pas défini à l'avance et ne peut jamais être considéré comme fini de plein droit » (Michel Foucault, L'impossible prison, 1980).

Réalisée de 1987 à 1998, la fresque représente une somme esthétique et existentielle, le fruit d'une vie en cinéma.

À long terme, elle constitue en premier lieu un aboutissement, celui de l'amitié fondamentale et créatrice qui lie Henri Langlois et Jean-Luc Godard depuis 1947, lorsque le tout jeune Jean-Luc se met à fréquenter les bancs de la Cinémathèque française et qu'il y rencontre « le plus populaire des arts » non en tant que loisir, corpus ou industrieuse activité, mais précisément en tant qu'histoire à constituer. De Langlois, Godard hérite d'une mission : connaître, comprendre, enrichir, transmettre, prolonger le cinéma, et ce par tous les moyens, débats, conversations, textes, films, gestes.

L'image étudiée par l'image

À moyen terme, la fresque naît en tant que projet pédagogique issu d'une initiative politique. Le 22 avril 1968, Henri Langlois est démis de ses fonctions par le pouvoir gaulliste. Par solidarité, Serge Losique, le directeur de la Cinémathèque québecoise, l'invite à donner des conférences au Canada : elles se tiendront pendant trois ans. En décembre 1976, Langlois et Godard forment le projet de réaliser ensemble une histoire du cinéma en film et en vidéo, produite par Jean-Pierre Rassam. Henri Langlois meurt le 13 janvier 1977. Jean-Luc Godard reprend alors le flambeau des conférences à Montréal pendant deux ans, celles-ci deviennent le matériau d'un livre, Introduction à une véritable histoire du cinéma (Albatros, 1980). En quoi cette histoire mérite-t-elle le qualificatif de « véritable » ? C'est qu'elle se constitue non pas à partir d'idées ou de notions mais depuis la matière du cinéma, à partir d'images et de sons, en écho à la formule de Gaston Bachelard : « L'image ne peut être étudiée que par l'image » (Poétique de la rêverie, 1960). Devenu sujet, le cinéma se découvre le plus clairement dans la confrontation mutuelle des films. Cette méthode comparatiste, structure génétique des futures Histoire(s) du cinéma, provient à la fois des programmes et expositions d'Henri Langlois et de leur référence commune, Le Musée imaginaire d'André Malraux (1947).

Un art des rapprochements

À court terme, la fresque émerge au sein de la télévision et dans les moyens vidéographiques de l'époque. Une histoire non pas de mais à la télévision, cette télévision humaniste que Roberto Rossellini appelait de ses vœux et qui aura si peu existé. Les Histoire(s) y trouvent leurs outils de production et diffusion ; en échange, elles y laissent les traces de leur fabrique. En 1987, l'émission « Cinéma, cinémas » documente la préparation des Histoire(s) : le travail, explique JLG, ne consiste pas tant à trouver des images qu'à décider dans quel dossier il faut les ranger. Soit une image d'Arthur Rimbaud : où la mettre ? Dans le dossier « Montage ». Pourquoi ? Parce que, répond Jean-Luc se saisissant d'un portrait de Philippe Pétain, « si Rimbaud avait vécu, en 1944, il aurait eu le même âge que Pétain ». Voilà, « ça, le cinéma sait faire ». Ce simple cas nous indique à quel point chaque rapprochement d'images / de sons / de textes est réfléchi, jusqu'à penser l'énergie de ce qui reste virtuel : le polyèdre de chaque phénomène envisagé dans ses déterminations, sa volumétrie, ses dynamiques.

De sorte qu'il existe aussi beaucoup de façons possibles de regarder la fresque, des regards non exclusifs qui se superposent et se décalent à la manière des surimpressions dans les films. On peut la regarder comme la tapisserie de Bayeux ou la Dame à la Licorne lorsqu'on n'est pas médiéviste : enchantés par la beauté plastique de l'œuvre, son évidente profondeur, son caractère unique. On peut la regarder en godardien : matrice des films réalisés pendant et après cette décennie prodigue. En cinéphile : un fabuleux réservoir de propositions sur le cinéma. En cinéaste : l'expansion maximale des puissances du cinéma grâce au montage. En espèce pensante : « L'amour est le comble de l'esprit » (Denis de Rougemont).

Nicole Brenez


Professeur à l'Université Paris 3 et directrice du Département Analyse & Culture à la Femis, Nicole Brenez programme les séances d'avant-garde de la Cinémathèque française. Parmi ses livres : Manifestations (2020), Jean-Luc Godard (2023).