Volonté de puissance

Jean-François Rauger - 21 juillet 2023

« Walsh mérite d'être revu avec un œil moderne » (Manny Farber)

« Le sens du tragique augmente et diminue avec la sensualité » (Frédéric Nietzsche)

De quoi le cinéma de Raoul Walsh est-il le nom ? D'un certain rapport à l'action dont le cinéma hollywoodien classique, dans son essence même, fut l'expression ? D'un certain rapport à la vie lorsqu'elle s'identifie à une énergie qui ne semble rendre de comptes qu'à elle-même ? Il est vrai que le cinéaste sort du creuset primitif, d'un magma qui allait prendre une forme destinée à durer, des intuitions de celui (même s'il ne fut pas le seul) qui allait donner, pour le siècle à venir, à la fois son langage et son écriture à l'art cinématographique dans sa dimension tout à la fois industrielle et universelle : David Wark Griffith. Car on sait que ces années d'apprentissage se vivront au sein de l'équipe de l'auteur d'Intolérance, qui l'employa comme acteur et parfois réalisateur avant même que sa troupe ne s'installe à Hollywood et n'invente la jeunesse du cinéma.

À l'aventure

Avant que les films de Walsh ne doivent leur existence qu'à un même studio hollywoodien, la Warner Bros., et que son génie ne s'épanouisse à chaque nouvelle production, le cinéaste avait éprouvé son savoir-faire dans plusieurs directions, au service de diverses compagnies et commanditaires, dont Douglas Fairbanks, qui lui confie son fastueux Voleur de Bagdad en 1924. Jusqu'à la fin des années 30, Walsh sera comme un joueur de flipper débutant, envoyant sa bille de façon désordonnée, marquant souvent des points, perdant la partie parfois. Il est loisible pourtant de trouver dans son œuvre un fil qui partirait de Faiblesse humaine, adaptation de Rain de Somerset Maugham en 1928. La possibilité de vivre s'y affirme comme une offense naturelle à une répression morale incarnée par le fabuleux Lionel Barrymore. À cet égard, la femme dite « de mauvaise vie » sera une figure présente tout au long de la filmographie comme rappel d'une évidence et condition d'une expérience de la liberté. Mae West dans Annie du Klondike (1936), Virginia Mayo dans La Fille du désert (1949) et Jane Russell dans Bungalow pour femmes (1956) expriment, souverainement, cette idée que « toutes les morales qui s'adressent aux individus pour faire leur « bonheur », comme on a l'habitude de dire – que sont-elles d'autres, sinon des conseils de conduite, par rapport au degré de péril où l'individu vit avec lui-même » (Nietzsche).

Les années Warner

C'est en signant, en 1939, un contrat avec Warner Bros. que Walsh parviendra à une sorte de plénitude artistique. Celle-ci s'incarne d'abord dans les grands acteurs du studio : James Cagney, Humphrey Bogart, Errol Flynn mais aussi Ida Lupino, avec qui le cinéaste va inventer les héros parfaits de ses tragédies épiques ou ses épopées tragiques. C'est selon. L'homme à tout faire des frères Warner, ainsi que le qualifiera le critique Manny Farber, va trouver, dans le système pourtant corseté du studio, notamment sous la houlette d'Hal Wallis, « producteur prudent et à la cool » (toujours Farber), l'espace nécessaire à sa vision de l'aventure comme dépassement social et individuel. L'attention portée à l'action comme faisant partie de l'existence elle-même va le pousser à décrire le prolétariat américain et à transcender sa malédiction (la quête d'une vérité sociale au travers du fait divers comme drame familier est alors une des constantes des productions Warner).

Chauffeurs routiers (Une femme dangereuse), réparateurs de lignes électriques (L'Entraîneuse fatale), serveuses de bar (les deux titres cités et bien d'autres) sont des figures confrontées à la tragédie ordinaire de la chronique criminelle. Même les gangsters peuvent être perçus comme les acteurs, voire les piliers, d'un système social précis (Les Fantastiques Années 20, La Grande Évasion). On trouvait déjà, dans des titres précédant l'entrée à la Warner, une ébauche de cette dimension historico-sociologique, cette approche de l'être du travailleur, dans des œuvres comme Les Faubourgs de New York (1933) ou Rivaux (1935). Mais l'agir professionnel apparaît comme un cadre condamné à être débordé par une énergie qui s'exprime dans l'agitation brouillonne (cf. les nombreuses bagarres qui se déclenchent et interrompent, voire scandent, le déroulement du récit) ou le dérèglement libidinal. Mais qu'est-ce qui distinguerait Raoul Walsh de ses confrères, également dédiés à servir les conventions de l'action cinématographique ? Une manière de conférer à celle-ci une puissance cosmique qui s'engendre dans les passions unissant les protagonistes, tout autant que dans la façon avec laquelle le cinéaste confronte ceux-ci à d'immenses espaces originaires (La Grande Évasion, La Fille du désert, La Vallée de la peur, etc.). Il y a toujours dans un film de Walsh un moment où la mise en scène procure au spectateur la sensation d'être plongé dans le pur mouvement, d'assister, pantois, à l'expression inouïe d'un dynamisme quasi célibataire. La trajectoire de la caméra qui s'éloigne d'Olivia de Havilland, glissant contre un mur, détruite par le chagrin, dans La Charge fantastique, le travelling optique qui rapproche et condamne le couple traqué à la fin de La Fille du désert, tel recadrage inattendu, ou cette manière d'inclure dans le même plan l'action et la réaction qu'elle déclenche, singularisent à jamais un art vitaliste, voué à pousser la logique des actes jusqu'à ses extrêmes conséquences.

Un cinéaste libre dans un monde trop étroit

C'est avec L'enfer est à lui, en 1951, qui fusionne débordement énergétique et psychose (une manière d'aller jusqu'au bout de ce qui a été déclenché), que se clôt également le genre du gangster movie que Walsh avait ressuscité dix ans plus tôt, et que va s'achever la période du salariat chez Warner. Il va dès lors passer d'une compagnie de production à l'autre, avec quelques retours à son ancien studio, sous l'impulsion de son agent Herb Brenner de MCA. Les films qui vont suivre, dont un paquet de chefs-d'œuvre, témoigneront, dès lors, de la façon dont le cinéaste cherche à s'émanciper au sein d'un système qui se fissure tout en s'accrochant à d'obsolètes et corsetées conventions de représentation. Le Cri de la victoire (1955), que l'on peut à juste titre considérer comme le premier film de la dernière partie de sa carrière, est moins un film de guerre qu'une description obsessionnelle de la frustration sexuelle, métonymie de la condition d'un artiste qui atteint cet âge où il devient urgent de s'émanciper pour tendre à l'essentiel. Walsh trouvera notamment en Clark Gable et les personnages qu'il incarne alors dans Les Implacables, Le Roi et Quatre Reines et L'Esclave libre, une sorte de double idéal : l'aventurier qui, parce qu'il a tout vécu, se doit, désormais de ne faire que des choix décisifs. Seule morale de l'action qui vaille, peut-être.

Jean-François Rauger


Jean-François Rauger est directeur de la programmation à la Cinémathèque française.