Quand les surréalistes allaient au cinéma

Dominique Païni - 9 mai 2023

L'évidence de la relation entre le surréalisme et le cinéma n'est-elle pas considérée un peu sommairement aujourd'hui encore ? Seul un film paraît tout contenir de cette relation : L'Âge d'or de Luis Buñuel. Ce chef-d'œuvre rassemble l'imagerie et les partis pris poétiques du surréalisme : la déconstruction du récit dont le montage suggère l'expression automatique, l'énergie érotique des personnages, la brutale dénonciation des apparences et des rites du monde bourgeois, une certaine hystérie qui évoque la frénésie de Dalí et la cruauté d'Artaud... Mais hormis ce film, existe-t-il un cinéma surréaliste comme il y eut une peinture et une littérature irriguées par les principes du mouvement ? Et le goût des surréalistes pour le cinéma a-t-il excédé la période de naissance du mouvement ?

Commençons par le goût... Il fut probablement suscité et stimulé par Apollinaire, qui emmena aussi les cubistes au cinéma – Picasso, Braque et Léger. Les chroniques qu'il confia dans sa revue Les Soirées de Paris à Maurice Raynal excitèrent la curiosité de Breton, Aragon et Soupault pour Feuillade, Jasset et Bourgeois.

Si les films d'inspiration dadaïste ont plutôt visé la destruction du cinéma, les surréalistes demandèrent au cinéma de renouveler, sinon de remplacer, la littérature, objectif poursuivi également à travers le collage et les « objets à fonctionnement symbolique ». La puissance poétique fut ainsi relayée par le cinéma : « Nous ne voyions alors dans le cinéma, quel qu'il fût, que substance lyrique exigeant d'être brassée en masse et au hasard. Je crois que ce que nous mettions au plus haut en lui, au point de nous désintéresser de tout le reste, c'était son pouvoir de dépaysement » (André Breton). Aussi, plus encore que les films, ce sont les salles qui fascinèrent les surréalistes : « Il est des salles de banlieue vides comme des hangars et belles comme un embarcadère du rêve. Ce sont celles que je préfère », écrit Robert Desnos.

Les surréalistes héritèrent de Rimbaud ce goût pour les illusions maladroites des peintures foraines, les réclames et l'imagerie populaire. Les salles de cinéma offraient cette trivialité, cette contre-culture des lieux déplacés, détournés en des aquariums hypnagogiques. Breton dira la passion de ses amis pour l'enchaînement des films, de salle en salle, sans considération des débuts de séance, visant ainsi à un collage opéré à la faveur de la déambulation urbaine.

Car les œuvres de cinéma importent peu aux surréalistes. C'est pourtant depuis le balcon du cinéma qu'ils projettent une entreprise d'« érotisation généralisée » sur le réel, contre le réalisme et la théâtralisation. « À défaut de l'aventure spontanée que nos paupières laisseront échapper au réveil, nous allons dans les salles obscures chercher le rêve artificiel et peut-être l'excitant capable de peupler nos nuits désertées », soutient Desnos dès 1923. Cela explique sans doute le dégoût des surréalistes pour le cinéma d'Art français, l'avant-garde formaliste et Jean Cocteau, haï par Breton et Soupault. Ultérieurement, Buñuel, Éluard, Ernst puis l'underground américain de l'après-guerre (Kenneth Anger, Jonas Mekas, Gregory Markopoulos) et bien d'autres encore, ont enfreint la quarantaine à laquelle Cocteau fut longtemps contraint.

Dans son livre En marge du cinéma français, Jacques B. Brunius dressa un définitif constat d'échec de la pensée et de la poésie surréalistes au cinéma. Aujourd'hui, ce constat paraît plus encore frappant. De nombreux scénarii ont été écrits par Péret, Picabia, Ribemont-Dessaignes, Prévert, Artaud... Des textes critiques ou des commentaires lyriques sur Charlot par Aragon ou René Crevel, sur Nosferatu, Charlot et Peter Ibbetson par Péret et Breton, et bien d'autres rêveries (André Breton admira un serial en 15 épisodes, L'Étreinte de la pieuvre), qui confèrent à l'écriture surréaliste un parfum de cinéma à tous les étages... Au-delà des cinéastes réinvestis par l'esprit surréaliste, peu de films peuvent être reconnus comme incontestablement surréalistes : L'Âge d'or de Buñuel et L'Étoile de mer de Man Ray et Robert Desnos (les autres films de Man Ray participant d'une tendance dada-constructiviste), La Perle (Henri d'Ursel et Georges Hugnet)... Et peut-être tout Buñuel, jusqu'à Cet obscur objet du désir en 1977 ?

« Ce que nous demandons au cinéma, c'est l'impossible, c'est l'inattendu, le rêve, la surprise, le lyrisme qui effacent les bassesses dans les âmes et les précipitent enthousiastes aux barricades et dans les aventures ; ce que nous demandons au cinéma, c'est ce que l'amour et la vie nous refusent, c'est le mystère et le miracle. » Cet appel de Desnos ne s'incarna probablement avec grandeur que dans L'Âge d'or donc, et les films ultérieurs de Buñuel. Ou alors, c'est à la mesure du cinéma tout entier que peut et doit être rapportée cette prière. Le cinéma a permis d'atteindre l'impossible, l'inattendu, le rêve et le miracle dans de nombreux films sans projet surréaliste, jusqu'à Mulholland Drive de David Lynch par exemple, qui fait entendre un lointain écho du mystère qu'espérait Desnos. Les surréalistes aimèrent le cinéma à voir plutôt qu'à faire. Pour eux, ce sont les spectateurs qui faisaient les films, comme les regardeurs, selon Duchamp, faisaient le tableau.

Dominique Païni


Dominique Païni a dirigé la Cinémathèque française de 1991 à 2000. Essayiste, programmateur et commissaire d'expositions, il a publié plusieurs livres sur le cinéma. Avec l'historienne de l'art Alix Agret, il est commissaire de l'exposition Surréalisme au féminin ? (Musée de Montmartre, 31 mars–10 septembre 2023).