François de Roubaix, compositeur et aventurier

Stéphane Lerouge - 19 avril 2023

Pendant dix ans, de 1965 à 1975, François de Roubaix a été l'un des plus fascinants compositeurs du cinéma populaire français. Chez lui, il n'y avait pas de frontière entre la vie et la création. Son existence pivotait autour de trois éléments-clés (la musique, la mer, les copains), que l'on retrouve dans les films de ses metteurs en scène fétiches, Robert Enrico et José Giovanni, nourris d'amitié et de grand large. Cette vertigineuse imbrication entre la réalité et le cinéma donne une dimension unique, presque mythique, à la fulgurante trajectoire de François de Roubaix, compositeur-aventurier épris d'océan et de fraternité.

François de Roubaix, compositeur et aventurier

Fils du producteur de films institutionnels Paul de Roubaix, François se prend très jeune d'une double passion pour le cinéma et la musique, qu'il apprend et pratique de manière autodidacte. Cette formation donne à son écriture une formidable impulsion de liberté. Liberté dans la façon de jongler avec l'harmonie et la tonalité, liberté d'instrumentation, liberté dans la confection même de ses partitions... En 1959, son père lui fait mettre en musique L'Or de la Durance, court métrage d'un jeune cinéaste prometteur, Robert Enrico. Six ans plus tard, Enrico offre à François son baptême du long métrage, Les Grandes Gueules, adapté d'un roman de José Giovanni. Enrico, Giovanni : deux hommes déterminants dans le parcours du compositeur. Dès Les Grandes Gueules, la camaraderie virile, l'âpreté des sentiments, l'exotisme du cadre posent les premiers jalons d'une atmosphère musclée qui imprègnera les futurs films d'Enrico, puis ceux de José Giovanni. D'emblée, la musique de François de Roubaix est indissociable de cet univers. Pendant dix ans, il va décaper le son du polar français, aussi bien pour ses deux mentors (Les Aventuriers, Dernier domicile connu, La Scoumoune) que pour des cinéastes comme Yves Boisset, Jean Herman, le vétéran Julien Duvivier ou encore Jean-Pierre Melville (Le Samouraï, sans doute le meilleur film du compositeur).

Pionnier du home-studio

Artisan, expérimentateur et bricoleur de génie, De Roubaix aménage très tôt un studio domestique (on ne dit pas encore « home studio ») dans son appartement haussmannien de la rue de Courcelles, avec un magnétophone huit pistes, un orgue et deux synthétiseurs. Pour lui, l'électronique ouvre les portes d'un monde sonore inédit. Jamais il ne l'emploiera en ersatz d'instruments acoustiques. Au contraire, il ne cesse de forger un langage propre à ce nouvel outil, il s'enflamme pour l'association instruments acoustiques / électroniques et les combinaisons infinies qui en découlent. Comme un peintre qui joue avec ses couleurs, François s'amuse à marier le synthétiseur avec la guimbarde, l'ocarina péruvien ou le balafon. « En fait, insiste-t-il, c'est le mélange des deux genres, musique traditionnelle et musique électronique, qui correspond à ce que je veux faire. J'essaye de créer une sorte de pont entre le folklore et la recherche. » Grâce à son magnétophone multipistes et à son extraordinaire polyvalence instrumentale, François peut concevoir et interpréter directement ses propres compositions à domicile, en s'enregistrant lui-même sur chaque piste avec un instrument différent. Poussant jusqu'à l'extrême la technique de re-recording, il devient l'auteur absolu de ses partitions, avec une maîtrise de toutes les étapes du processus de création : composition, orchestration, exécution, enregistrement, mixage... Conçue dans ces conditions uniques, La Scoumoune est l'œuvre-matrice des années home studio, son jalon initial et blason. Et puis, il y a autre chose : à travers le synthétiseur, François parvient à prolonger son obsession-fascination pour la mer, à communiquer ce qu'il ressent lorsqu'il est en contact avec elle. Il met au point des sonorités aquatiques très personnelles qui deviennent l'une des constantes de sa dernière période, la fameuse parenthèse 1972-75. Comme si l'océan était un univers parallèle, un monde à côté du monde, dont la voix intérieure serait électronique. La démarche est simple et sans ambiguïté : De Roubaix a trouvé dans le synthé l'outil idéal pour exprimer le mystère, l'envoûtement et la poésie des espaces sous-marins.

Jeunesse éternelle

À la charnière des années 1960-1970, François de Roubaix incarne le jeune compositeur par excellence. Certaines bandes originales obtiennent des succès discographiques objectifs et déclenchent de nouvelles collaborations, notamment sur des comédies corrosives du tumultueux Jean-Pierre Mocky (La Grande Lessive (!), L'Étalon) ou encore L'Homme orchestre, comédie musicale psychédélique où De Roubaix fait chanter en duo De Funès père et fils. Il traverse le miroir en passant à la mise en scène avec deux courts métrages, Le Gobbo et l'expérimental Comment ça va, j'm'en fous, récit inversé d'un coup de foudre. Le temps va lui manquer pour aller plus loin : il ne remontera jamais d'une plongée sous-marine, en novembre 1975, aux Canaries. Pascal Jardin écrira : « La mer et ses mystères ont eu raison de François. » En avril 1976, le premier César de la musique de film lui est décerné à titre posthume pour l'iconique partition du Vieux Fusil, avec son dialogue entre deux pianos, l'un symbolisant Philippe Noiret, l'autre Romy Schneider. Le premier est enregistré à vitesse normale, le second, au timbre plus grêle, à demi-vitesse. Quarante-huit ans plus tard, De Roubaix serait fier de voir son œuvre brandie en étendard par les artistes du nouveau monde, à grand renfort de reprises, samples et remixes. Cette rétrospective à la Cinémathèque française sera une façon unique d'explorer les versants secrets d'un pionnier de grâce et d'instinct : certes, François de Roubaix a écrit de la musique, mais c'est d'abord la musique qui l'a écrit. « L'arrêt de la vie à trente-six ans l'a figé dans l'image de la jeunesse, analysait le cinéaste Serge Korber. On ne le verra jamais en compositeur à cheveux blancs, dépassé par la technique et les nouvelles générations. De Roubaix, c'est comme Rimbaud ou James Dean : le passage d'un ange. »

Stéphane Lerouge

Remerciements à Patricia de Roubaix et Benjamin de Roubaix


Concepteur de la collection discographique Écoutez le cinéma ! chez Universal Music France, Stéphane Lerouge a élaboré une quinzaine d'albums autour de François de Roubaix, dont le coffret de cinq vinyles François de Roubaix - Compositeur-aventurier (Panthéon-Decca Records), publié fin 2021.