Celui par qui le spectacle arrive

Vincent Amiel - 9 mai 2023

L'obstination de Vincente Minnelli à traiter d'univers sophistiqués en les rendant plus accessibles, à s'inspirer d'écrivains, de peintres, de dramaturges, en leur offrant tout ce que le cinéma a de plus spectaculaire pour servir leurs œuvres pourrait paraître aujourd'hui un peu vaine : elle est en fait remarquable parce qu'elle est portée elle-même par une créativité, une attirance pour l'excès, une personnalité pour tout dire qui dépasse infiniment la simple vulgarisation hollyoodienne.

Cycle Minnelli présentation quinze jours ailleurs

Vincente Minnelli, à la croisée d'une « culture savante » d'origine européenne et d'une pratique de l'entertainment typiquement américaine, représente sans doute ce qui se fait de mieux, et de plus discuté, dans la tradition hollywoodienne du film de qualité. Il est temps de reconnaître dans ses films les débordements d'une forme qui n'est rien moins qu'appliquée, rien moins que fonctionnelle, et qui ose, de mélodrames en comédies musicales, de biopics en romances, chercher ses propres émotions, et trouver sa propre logique.

Une abstraction paradoxale

À l'aube de la modernité, alors que les conventions hollywoodiennes sont encore majoritairement respectées, et que chacun de ses films s'inscrit dans des genres bien établis, Minnelli déplace l'invention hors des cadres dramatiques traditionnels, en rompant le lien fonctionnel qui instrumentalise habituellement les éléments formels du film. L'exemple de la couleur est fameux : non seulement sa palette est d'une richesse inégalée, avec des effets de correspondance d'une robe à une autre, d'un tissu d'ameublement à la carrosserie d'une limousine, en passant par des décors déclinant ton sur ton une gamme de jaunes ou de verts d'eau, mais surtout une telle débauche chromatique est rarement soumise à une logique réaliste, pas plus que psychologique ou symboliste. Les couleurs composent un ordre autonome, presque abstrait, qui fait spectacle, mais pour lui-même, et qui ne rejoint la dramaturgie que par contamination implicite. Dans le numéro final de Tous en scène, « Girl Hunt », les couleurs primaires sont ainsi associées aux trois personnages principaux, tandis que les couleurs secondaires marquent, très schématiquement, les moments plus ambigus de l'intrigue ; aucun lien fonctionnel, mais un système presque clos, avec son équilibre interne, que maîtrisait ce fin connaisseur de l'histoire de l'art.

Le même principe régit la chorégraphie de certaines scènes d'action, des bagarres en particulier, qui sont jouées et filmées comme des numéros dansés, dans une déconnexion totale des conventions réalistes : on n'est pas encore dans l'artifice revendiqué de la comédie musicale, mais advient tout à coup, dans le flux même d'un récit mimétique, une logique de mouvements purs qui confine à l'abstraction d'un ballet.

Tout pour le spectacle

C'est que l'horizon du spectacle semble incontournable pour ce cinéaste dont les films utilisent si souvent les moyens superlatifs que sont dans les années 1950 le Technicolor, le CinemaScope, les plateaux immenses aux éclairages démesurés, les mouvements de grue à couper le souffle... et qui, lorsqu'il abandonne ce décorum grandiose, raconte encore des histoires de metteurs en scène, de danseuses, d'actrices (Tous en scène, Les Ensorcelés, Quinze jours ailleurs).

Ses héros sont des artistes (Un Américain à Paris, La Vie passionnée de Vincent Van Gogh, Gigi), mais ils le sont plus encore lorsque leur art doit s'exposer, et que leur création se trouve jetée dans le monde. En cela, Minnelli est de son siècle, celui du spectacle et de sa réception, celui de la scène ouverte, bien au-delà des figures cloîtrées de l'artiste maudit. Qu'il ait croisé l'œuvre de Colette à la fin de sa filmographie n'est sans doute pas, à cet égard, tout à fait un hasard. Il a une façon de soumettre l'élan créatif à une morale et à une responsabilité qui n'est pas sans rapport avec l'existentialisme et les débats de son temps. On retrouvera dans un de ses films tardifs, Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse, un écho de cette thématique autour de l'esthète et de son engagement.

Et plus encore pour le cinéma...

Metteur en scène, au sens le plus fort du terme, il est aussi un analyste subtil de ce que l'on n'appelle pas encore « l'écriture cinématographique ». Dans le somptueux finale de Tous en scène, il pastiche tous les codes du film noir, costumes, lieux interlopes, duplicité des personnages, jusqu'à la voix off désabusée du détective, avant de laisser éclater le numéro dansé de Fred Astaire et Cyd Charisse, l'un des sommets de la comédie musicale d'après-guerre. On est en 1953, les critiques et les historiens du cinéma commencent juste à interroger le genre...

Mais c'est dans Les Ensorcelés que son goût profond du cinéma et la conscience qu'il en a prennent une autre dimension : constitué de trois flash-back dont les narrateurs sont respectivement un scénariste, un réalisateur et une actrice, le film use pour les mettre en scène de formes spécifiques associées à chacun d'entre eux. Le verbe pour le premier, sous la forme d'un long récit en voix off, la caméra pour le deuxième, avec de grands mouvements, des effets de plans atypiques, et un travail de la lumière pour la troisième, star soumise aux projecteurs éblouissants aussi bien qu'aux ombres expressionnistes.

Le monde du cinéma se filme beaucoup plus souvent qu'on ne le croit, et la mise en abyme est une figure courante de la comédie musicale, sur scène aussi bien qu'à l'écran. Mais l'intimité, la proximité affective dont témoignent les films de Minnelli à cet égard sont rares : elles montrent un cinéaste pour qui le cinéma n'est pas seulement un objet – fût-il obsessionnel, comme il le sera parfois pour les générations suivantes – mais un art de vivre, un milieu personnel. Sous tant de formes différentes.

Vincent Amiel


Vincent Amiel est professeur de cinéma à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, critique et essayiste. Il collabore aux revues Positif et Esprit. Il a publié, entre autres, Esthétique du montage, ainsi que des ouvrages et textes consacrés à Maurice Pialat, Robert Bresson, Max Ophuls.