Eloy de la Iglesia, cinéaste de toutes les chairs

Marcos Uzal - 18 avril 2023

Dans le cinéma espagnol des années 70-80, ce champ de ruines et d'inclassables herbes folles, Eloy de la Iglesia occupe une place particulière, encore mal reconnue : il a poursuivi obstinément une œuvre désarmante de franchise et d'audace au sein du cinéma commercial, sans jamais se poser en auteur ou en intellectuel, pour se faire le chroniqueur insolent de la société de son pays, vue depuis les plaies mal cicatrisées de son histoire récente, ses frustrations et ses marges.

Navajero - Eloy de La Iglesia, cinéaste de toutes les chairs

Viandes pourries

Après Fantasía... 3 (1966), maladroit film à sketches pour enfants, il réalise le plus personnel Un goût amer dans la bouche (1969), où se déploient déjà un érotisme morbide, plein de clins d'œil à Buñuel, et des figures qui lui resteront chères : désirs frustrés, enfermement mortifère, pourrissement de la famille, voyeurisme... Dans la foulée du Ring (1970), touchant mélodrame social situé dans le milieu de la boxe, c'est avec une série de thrillers qu'il s'impose vraiment. Le Plafond de verre (1971), La Semaine d'un assassin (1972), Personne n'a entendu crier (1973) forment une sorte de trilogie où de troubles histoires de soupçons et de meurtres, de macchabées encombrants, cherchent moins à créer du suspense qu'à décrire des microcosmes sordides, et à travers eux une Espagne en décomposition. Le réalisme des mises à mort, les corps littéralement filmés comme de la viande, l'odeur persistante de cadavre, décrivent un monde où la vie ne circule plus que par un canal : le désir, capable de s'immiscer jusque dans la pourriture – ici, les meurtriers ne sont jamais dénués d'une certaine charge sexuelle, qui influe sur les rebondissements du récit. La Semaine d'un assassin est le plus radical et génial des trois : il nous place du côté du tueur, parvenant à créer une forme d'empathie au fur et à mesure que ses crimes s'accumulent comme autant de libérations. La censure franquiste s'acharna sur ce film, en lui imposant une soixantaine de coupes. Ce n'est pas seulement le sang qui gênait, mais le fait qu'y soit associé aussi un homoérotisme non dissimulé et, surtout, qu'à travers ce morbide fait divers, toute une société y soit disséquée.

Chairs fraîches

Le Bal du vaudou (1973) mêle une intrigue de thriller à un univers de science-fiction inspiré d'Orange mécanique. Son statut d'objet pop fait figure de concession, mais l'essentiel du cinéma d'Eloy de la Iglesia y est : « Je décris une société néofasciste où l'unique possibilité de libération réside dans la perversion sexuelle de la protagoniste. (...) La perversion sexuelle est peut-être la seule forme de rébellion », dira-t-il à l'époque. Cette profession de foi deviendra de plus en plus évidente à travers des films qui n'auront plus besoin de passer par le genre pour entrelacer sexualité et politique. Dans le sadien Jeu d'amour interdit (1975), un jeune couple kidnappé par un professeur autoritaire et mégalomane vivant avec un domestique déluré, va peu à peu trouver son plaisir dans l'enfermement en s'ouvrant aux joies de l'amour à trois. Le message de cette fable postfranquiste pourrait être : « Jeunes gens, votre libération passera par le sexe, mais prenez garde de ne pas reproduire, dans l'égoïsme de votre plaisir, la tyrannie que vous avez subie. » Jeu d'amour interdit expose schématiquement ce qui se jouera plus concrètement dans les films suivants : les rapports entre générations sont autant affaire d'évolution historique et sociale que de sexe. C'est ce qui dans ses films mène souvent la jeunesse au plus cruel point de rencontre entre l'injustice sociale et la consommation du désir : la prostitution.

Après la mort de Franco, Eloy De la Iglesia réalise une série de films où des êtres apprennent plus ou moins aisément à assumer leur libido, quelle qu'elle soit : homosexualité (Plaisirs cachés, 1977), bisexualité (Le Député, 1978) et même zoophilie dans La Créature (1977) – où la femme d'un politicien de droite trouve plus de tendresse aux côtés de son chien que chez son mari –, ainsi qu'au cours d'une scène ahurissante dans Le Prêtre (1979), où des garçons s'initient au plaisir avec des poules... Ce dernier film, le plus fou du cinéaste, raconte les émois et visions érotiques d'un ecclésiastique hanté par des tentations qu'excitent les récits qu'il entend en confession. On peut voir Le Député comme la pierre angulaire de son œuvre, où ébats des corps et lutte des classes vont de pair, ainsi que toutes les formes de transitions : du franquisme à la démocratie, du désir refoulé à sa libération, de l'amour conventionnel à sa réinvention.

Peaux percées

Dans les années 80, avec Navajeros (1980), Colegas (1982), L'Enfer de la drogue (1983) et L'Enfer de la drogue 2 (1984), Eloy de la Iglesia est le représentant le plus emblématique du cinéma « quinqui », soit des films consacrés à des petits voyous des quartiers populaires, que la drogue pousse à survivre par tous les moyens. Si le genre marqua le cinéma espagnol de l'époque, au-delà de son érotisme pasolinien, c'est qu'il allait droit au cœur du malaise social : toute une jeunesse abandonnée dans un pays filmé comme un vaste terrain vague, où le franquisme perdurait sous les uniformes de la Guardia Civil, et où les parents restaient englués dans d'obsolètes valeurs. Le poignant réalisme de ces films, qui, dans le dyptique L'Enfer de la drogue, prend la forme d'un grand mélodrame populaire, est notamment dû au fait que la plupart de leurs jeunes acteurs vivaient à peu près ce qu'ils incarnaient à l'écran. Plusieurs d'entre eux moururent d'overdose, dont José Luis Manzano, amant et muse du cinéaste, emporté à 29 ans. Ces films « quinqui » démontrent parfaitement ce qui fait le prix du cinéma d'Eloy de la Iglesia, formellement et politiquement : une manière très directe d'aborder les corps et les lieux, alliée à la franchise des rapports entre les personnages, la totale absence de surplomb moral, et une mise en scène frontale, nerveuse, sans effets.

Après le succès de La Buraliste de Vallecas (1987), sympathique tentative de mêler le cinéma « quinqui » à la comédie populaire, De la Iglesia, lui-même détruit par la drogue, disparut pendant longtemps avant un retour inespéré en 2003, trois ans avant sa mort, avec Les Amants bulgares, tragi-comédie gombrowiczienne sur l'attrait d'un bourgeois madrilène pour les jeunes immigrés d'Europe de l'Est : le temps avait passé, mais l'insolence restait intacte.

Marcos Uzal


Marcos Uzal a été membre du comité de rédaction des revues Vertigo et Trafic, critique de cinéma à Libération, et directeur de collection aux éditions Yellow Now, où il a publié un essai sur Vaudou de Jacques Tourneur, et codirigé des ouvrages sur Jerzy Skolimowski et Guy Gilles. Il est actuellement rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.