Que peuvent les images en temps d'oppression, de répression ou de refoulement ? « Sexpérimentaux. L'image des plaisirs 2 » offre ici quelques repères. Comme le recommandait un Black Panther aux manifestants d'Okinawa : « Dites au peuple de parler aux prostituées » (Motoshinkakarannu, 1971). Le silence des exploités et exploitées du sexe se brise enfin, sur un mode tragique pour les femmes coréennes écoutées par Byun Young-joo, sur un mode polémique pour les danseuses indiennes filmées par Mira Nair. Soutenus par des projets d'images critiques, affirmatifs, poétiques, gays marginaux (Lionel Soukaz, Rosa von Praunheim, Jan Soldat), travailleuses du sexe (Tessa Hughes-Freeland, Hélio Ribeiro), actrices pornos (Manon de Boer), dominatrices (Clarisse Hahn), femmes trans (Camille Ducellier) se décrivent, se délivrent, se racontent. Une jeunesse tout entière peut se lever et revendiquer d'aimer le sexe, qu'elle soit libanaise (Danielle Arbid), algérienne (Zoulikha Bouabdellah), iranienne (Mitra Farahani). Les images offrent la possibilité de se révéler à soi-même : dans Easter de Gus Van Sant, un homme marié remet en question son hétérosexualité après avoir visionné un film pornographique gay avec son épouse.
Une histoire des personnes réprimées, des minorités s'élabore : Johan de Philippe Vallois donne une visibilité au quotidien d'un homosexuel dans les années 1970, entre rencontres clandestines, liaisons diverses, désirs d'images. Nick Deocampo oppose à une dictature homophobe, répressive et corrompue un jeune travesti pauvre et bisexuel qui se produit dans les bars gays pour subvenir aux besoins de sa famille. Marlon Riggs, Isaac Julien, Jerry Tartaglia élèvent des poèmes d'amour et de lutte dans un contexte ravagé par l'épidémie du sida, Steve Farrer transforme le baiser en arme politique, chez Arthur Bressan la sexualité et l'amour gay triomphent de la répression carcérale, les manifestes lesbiens de Sadie Benning défient le virilisme/masculinisme queerphobe. L'histoire du cinéma lesbien en France avant Émilie Jouvet et son One-Night Stand ne comptait pas de long métrage pornographique. Parallèlement, l'histoire des sexualités marginales se développe : extrêmes (Dietmar Brehm), S&M (M. M. Serra, Friedl vom Gröller, Maria Beatty), fétichistes et objectophiles (Gaspar Noé, Azucena Losana). La séance conçue par Romain Pintaux constitue un panorama des sexualités décalées typiques du « cinéma de la transgression » new-yorkais, au rythme des poèmes trash et irrévérencieux de Lydia Lunch, Richard Kern, Nick Zedd.
Images parturientes
Les images ont-elles une sexualité ? En tous cas, elles se fertilisent, accouchent les unes des autres. Journal d'un homme marié de Lech Kowalski hérite d'une histoire qui passe par Kenneth Anger et Fred Halsted : le film documente le lien fétichiste entre un homme et une voiture, version naturaliste de Kustom Kar Kommandos (Anger, 1965) et comme dans Sex Garage (Halsted, 1972), il se segmente en trois parties pour trois visions du sexe différentes. Habeas Corpus de Jorge Luis Acha, poème christique qui articule sexe et répression politique en temps de dictature, ne peut être évoqué sans le nom de Jean Genet, pas plus que Prehistoric Cabaret de Mandico sans Papillon de Terayama. Peggy Ahwesh et Naomi Uman mettent l'art du détournement au service des sexualités féminines : en valorisant le pouvoir de deux femmes sur un homme dans l'extrait du porno VHS qu'elle subvertit pour la première, en gommant la nudité du corps féminin dans un porno hétéro pour la seconde, elles participent chacune à une revendication féministe ; de leurs films émergent une sororité féminine puissante et vénéneuse dans le premier, le refus de l'objectivisation des corps féminins et des rapports de possession dans le second. Les remplois expérimentaux inventent des dialogues voluptueux (Yervant Gianikian, Angela Ricci Lucchi, M. M. Serra, Josh Lewis, Saul Levine, Péter Lichter, Peter Tscherkassky), plus souvent désespérés (Augustin Gimel, Nana Swiczinsky, Marco Brambilla, Yves-Marie Mahé, David Matarasso, Derek Woolfenden, Geoffroy C. Dedenis) ou les deux à la fois (Mounir Fatmi) entre histoire des images et expressivité libidinale ou amoureuse. Non loin des initiatives de Jeff Keen, Mathieu Morel alimente en dessins animés de nos enfances et archétypes de tout poil la représentation des sexualités transgressives. Avec William E. Jones, l'étude des détails et des non-dits, celle des images manquantes ou censurées, devient la matière première de l'histoire.
Jouissance/Exigences
Que serait une jouissance suprême ? Un accord océanique entre l'exultation des corps et un monde en harmonie ? L'explosion d'une énergie capable de surmonter et reconfigurer un univers conflictuel et déchiré ? Quelles que soient les modalités de son advenue, la jouissance ici exige victoire politique, comme en témoigne l'admirable portrait de l'artiste activiste David Wojnarowicz par son amie Marion Scemama, ou Laurence Chanfro contrecarrant la domination d'un monde machiste par la masturbation et le plaisir féminins. Contrairement à celle des oppresseurs, la victoire des losers, des freaks, des minorités peut ouvrir sur une réconciliation : comment ne pas penser à la Barbie d'Albertina Carri qui se libère du joug patriarcal, hétéronormatif et monogame pour s'accomplir dans une relation polyamoureuse, polysexuelle et pansexuelle ? Suzan Pitt, Annie Sprinkle, Carol Leigh, Virginie Despentes, Amber Bemak, Nadia Granados, Nazli Dincel, Oksana Kazmina participent à l'émancipation générale avec un cinéma sexuel au féminin fait par les femmes, avec les femmes, pour elles et pour les autres minorités : les corps queers, non binaires ; et au réinvestissement de l'éros dans toutes les dimensions de la vie, pour ne plus « séparer l'exigence érotique des domaines vitaux autres que le sexe » (Audre Lorde, 1978).
Nicole Brenez, Luc Vialle