Un héritage indispensable, trois films restaurés de Hamo Bek-Nazarian

Vigen Galstyan - 8 février 2023

Célébré comme l'un des plus éminents cinéastes soviétiques des années 1920-1950, l'auteur-pionnier du cinéma arménien, Hamo Bek-Nazarian (1891-1965) a laissé un héritage exceptionnel d'une trentaine de films (longs métrages et documentaires), qui ont peu d'équivalents dans l'histoire du cinéma soviétique. Avec des œuvres majeures tournées en Arménie, en Géorgie, en Azerbaïdjan, en Russie, en Ouzbékistan et au Tadjikistan, Bek-Nazarian est l'incarnation d'un certain cosmopolitisme, et un ardent partisan du cinéma comme outil d'émancipation culturelle.

The Daughter 1942

Ce programme va permettre au public contemporain de redécouvrir un auteur de cinéma à part entière, qui tenta de donner un cadre au cinéma « national » sur fond de production cinématographique soviétique centralisée. La Maison sur le volcan (1928), Land of Nairi (1930) et Daughter (1942) sont les premiers films de Bek-Nazarian à avoir été restaurés au format 4K, à partir des meilleures sources disponibles conservées aux Archives nationales d'Arménie. Ces travaux constituent la première étape d'un projet plus vaste, initié par le Centre national du cinéma d'Arménie, qui vise à préserver et diffuser numériquement la filmographie complète du cinéaste.

Né à Erevan, Bek-Nazarian débute comme cascadeur, puis endosse les rôles principaux dans des films d'action et des mélodrames de l'ère tsariste, avant d'adapter des classiques de la littérature arménienne, géorgienne et azerbaïdjanaise après l'arrivée du pouvoir soviétique dans la région. Ces premières productions jouent un rôle déterminant dans la création de studios de cinéma professionnels dans ces républiques. Mais Bek-Nazarian est bien davantage que le fondateur du cinéma « caucasien ».

Progressistes, ses sujets embrassent les paradigmes anticoloniaux, antiracistes et libérateurs de l'idéologie culturelle soviétique des premiers temps. Ses drames historiques Patricide (1923), Namus (1926), Zare (1927), La Maison sur le volcan (1928), Khas-Push (1928), Pepo (1935) et Davit-Bek (1944) comptent parmi les tout premiers films de l'histoire du cinéma qui ont pu offrir une description des cultures du Moyen-Orient avec un éclairage critique. Un point de vue qui, selon ses propres mots, démonte la vision orientaliste de la culture occidentale, et présente l'Orient sous un angle à la fois compréhensif et auto-critique. En donnant priorité aux valeurs humanistes, en s'engageant en faveur d'un cinéma social, il a profondément influencé la trajectoire du cinéma arménien.

En plus d'avoir porté à l'écran certaines des premières représentations réalistes des peuples indigènes arméniens, kurdes, yézidis, persans, azéris, tchétchènes, ingouches et goldis, Bek-Nazarian a également développé un style unique. Ses collaborations productives avec de grands directeurs de la photographie soviétiques (Sergei Zabolaev, Alexander Galperin et Dmitriy Feldman) lui ont permis d'exploiter de manière novatrice l'éclairage naturel et la profondeur de champ, créant des séquences d'une grande richesse métaphorique et empreintes de véracité documentaire. Combinant le montage dynamique du cinéma d'avant-garde soviétique au souffle épique du romantisme, Bek-Nazarian a toujours cherché à transformer l'image en un langage visuel.

Ses films évoquent la lutte des classes, la tolérance interculturelle, la libération nationale, le choc entre modernité et tradition, et l'émancipation des femmes. Des thématiques remarquablement pertinentes, au vu de la géopolitique complexe qui définit, aujourd'hui encore, la région du Caucase. C'est pourquoi son héritage se doit d'être réévalué à la lumière des réalités politiques et culturelles actuelles, et devrait s'inscrire pleinement dans les discours qui redéfinissent l'histoire mondiale du cinéma.

Vigen Galstyan


Vigen Galstyan est historien de l'art, conservateur et éditeur. Ses recherches portent sur l'histoire de la modernité culturelle arménienne, l'art ottoman du XIXe siècle, la culture soviétique et le cinéma international. Il est actuellement directeur de l'unité du patrimoine cinématographique au Centre national du cinéma d'Arménie.