Six œuvres majeures du Maghreb : explorer le monde

Gérard Vaugeois - 8 février 2023

Dès 1896, la Maison Lumière envoie ses opérateurs sillonner le monde, pour en enregistrer l'état des lieux, villes, paysages, métiers, quotidien, ou pour équiper les territoires des cinématographes Lumière. Le Maghreb n'échappe pas à cette exploration des frères, Auguste et Louis. Nombre de bandes témoignent de l'apparition d'une sorte de cinéma « local », familial, rituel ou commerçant, fût-il déjà dans l'esprit d'essence coloniale.

Une porte sur le ciel Farida Benlyazid Maghreb

Le marqueur qui définit la date de naissance des cinémas nationaux, de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie – les cinématographies libyenne et mauritanienne ayant une existence très marginale – est celle de l'indépendance de ces pays, soit 1962 pour le premier et 1956 pour les deux autres. Entre les débuts du cinéma et ces dates, s'est développé un cinéma colonial riche de plus de 200 films de fiction et de quelques milliers de documentaires, donnant parfois des images romanesques des pays et de leur population.

On date les premiers longs métrages de fiction « marocains » de 1928. Ils sont l'œuvre des Français Jacques Séverac, Léon Mathot et Henri Fescourt. En 1930, dans La Rose du souk, Séverac donne, pour la première fois, le rôle principal à une actrice marocaine, Leïla Altouna. De nombreuses salles sont construites, Casablanca en comptera 14 en 1935. En 1944 est créé le Centre du Cinéma Marocain (CCM), avec vocation de coproduire et/ ou d'accueillir des œuvres de cinéastes réputés (Welles, Becker, Hitchcock), tournées sur place. Il s'accompagne des studio et laboratoire de Souissi, opportunément construits avec des capitaux français. Mais il faut attendre 1958 pour que sorte Le Fils maudit, suivi en 1959 d'un second court, Le Violon (inachevé), signé Ahmed Belhachmi. C'est en 1968 seulement que Mohamed Tazi Benabdelwahed et Ahmed Mesnaoui réalisent le premier long métrage, Vaincre pour vivre. Aujourd'hui, la production marocaine, la plus prolifique du continent africain, est riche et variée, entre films mainstream, destinés au public local, et œuvres d'auteurs, nombreuses, alimentant copieusement la programmation festivalière du monde entier.

Albert Samama Chikli nait en 1872 à Tunis dans une riche famille, appartenant à l'entourage de l'héritier du trône, Mohammed el-Sadik Bey. Grand voyageur, il devient rapidement correspondant des frères Lumière dont il s'inspire pour tourner les premières vues aériennes et sous-marines du pays. Il est aussi le premier auteur- réalisateur-producteur tunisien, artisan de deux fictions, Zorah, et La Fille de Carthage, jouées par sa fille, Haydée Chikli. Sous son influence se développe un timide mouvement, qui ne connaîtra pas d'héritage artistique durable, avec deux œuvres originales : Tergui (Abdelaziz Hassine, 1935) et Le Fou de Kairouan (Jean-André Kreuzi, 1937). L'industrie du cinéma tunisien se caractérise pourtant par une sorte de précocité et d'anticipation des changements à venir. En 1927 se crée la première société de distribution. À partir de 1939 s'ouvrent de nombreuses salles un peu partout, et un camion-cinéma se déplace dans les villages. En 1946 y naissent les ciné-clubs qui, sous l'autorité de Tahar Chériaa, connaîtront un essor spectaculaire. Mais ce n'est qu'en 1957 que le cinéma tunisien se dote d'une entreprise étatique, la Société Anonyme Tunisienne de Production et d'Expansion Cinématographique (SATPEC) et que Chériaa crée la première revue de cinéma indépendante. L'année suivante, Jacques Baratier tourne Goha, qui représentera la Tunisie au Festival de Cannes. Mais il faudra dix ans encore pour que le premier long métrage réalisé par un cinéaste tunisien, Omar Khlifi, voie le jour. S'ensuivra une riche filmographie, nourrie d'individualismes fructueux – Selma Baccar, Nouri Bouzid, Kheltoum Bornaz, Nacer Khemir, Mohamed Zran, Moufida Tlatli, Raja Amari, Ferid Boughedir –, qui consacre la cinématographie du pays et lui donne une dimension internationale.

Le cinéma algérien, semble, lui, n'être né que de la guerre, son premier acte ayant été l'ouverture d'une école de formation au cinéma, dans le maquis, dirigée par René Vautier. C'est là que naît vraiment un cinéma national, propulsé par l'énergie volontariste de Mohamed Lakhdar Hamina, Djamel Chanderli et Ahmed Rachedi, aux côtés de cinéastes français, militants de l'indépendance, comme Cécile Decugis et Pierre Clément. Le premier film de cette période est Algérie en flammes, dû principalement à Vautier et devenu la pierre angulaire de la politique cinématographique du pays, avec l'intervention du Ministère des moudjahidines. Juste avant l'indépendance, le Gouvernement provisoire de la République Algérienne crée un Comité du cinéma, puis la Radio-Télévision Algérienne, l'Office des Actualités Algériennes, le Centre National du Cinéma et la Cinémathèque Algérienne, ainsi que le Laboratoire cinématographique du Comité Politique de l'Armée Nationale Populaire... Le cinéma algérien est mis en ordre et le restera, malgré quelques changements de forme. La célébration de l'héroïsme des grandes figures de la guerre d'indépendance est alors un objectif prioritaire, peu susceptible de dynamiser un cinéma plus indépendant et créatif. Mais un souffle novateur se fait sentir dans les années 1970, avec Mohamed Bouamari et Abdelaziz Tolbi et, peu après, dans un contexte facilité par l'obtention de la Palme d'Or de Chronique des années de braise, avec Merzak Allouache, Farouk Beloufa ou Mahmoud Zemmouri... Ce souffle se fait toujours et davantage sentir, avec un contingent d'encore jeunes auteurs qui bousculent les règles, mais remplissent les programmes des festivals du monde entier.

Ces cinématographies sont nées sous l'égide coloniale et ont pu, plus ou moins facilement, s'en émanciper, après l'indépendance et malgré de nouvelles contraintes, pour ébaucher leur propre histoire. Elles marquent non pas une rupture avec les films de leurs origines, mais davantage l'éclosion d'un cinéma résolument nouveau, à l'image des cinématographies nationales qui avaient su faire leur aggiornamento sous l'impulsion de la Nouvelle Vague... Leur présence, désormais visible, dans les grands festivals internationaux et dans les salles de cinéma, en témoigne. Mais pour autant, y a-t-il un cinéma maghrébin ? Assurément non. Des cinématographies, peut-être. Des auteurs, certainement.

Gérard Vaugeois


Producteur, distributeur et exploitant de salle, Gérard Vaugeois est cofondateur du Maghreb des Films, œuvrant à la promotion et à la diffusion des cinématographies du Maghreb.