ASL, portraitiste
Frédéric Bonnaud
- 8 février 2023
Comment filmer un cinéaste ? Par exemple, comment André S. Labarthe aurait-il filmé Pialat s'il s'y était attaqué lui-même ? Ce n'est pas ce qui était prévu, et personne n'y est parvenu, malgré plusieurs candidats non négligeables et le trou béant que constitue cette absence dans une collection (Cinéastes/Cinéma, de notre temps) qui, sans trop se soucier de complétude, aura finalement raté peu de clients importants.
André S. Labarthe par Patrick Messina © Patrick Messina
Mais comment André s'y serait-il pris pour attaquer le Pialat par la face Nord ? Avec quelle mise en scène ? Dans quelle situation ? Bref, qu'aurait-il inventé pour transformer une banale interview télévisée en un portrait en mouvement d'un cinéaste filmé par un autre cinéaste ? Peut-être Pialat, lui seul, l'exception qui confirme la règle de la collection, aurait-il été filmé en train de filmer ? Puisque c'est là que ça se passait pour lui...
Pour paraphraser le Godard des Histoire(s) du cinéma – qu'André comprenait mieux que personne tant ces deux-là partageaient le goût du rapprochement explosif et l'idée pas si répandue qu'il ne saurait y avoir une histoire du cinéma –, personne ne se souvient vraiment de ce que racontent Jean Renoir, John Cassavetes, Jean-Pierre Melville, Fritz Lang, Jean- Luc Godard ou John Ford. Mais tout le monde se rappelle que Renoir parle comme la terre tourne autour du soleil, de la décapotable de Cassavetes descendant Mulholland Drive, du Stetson et des lunettes noires de Melville (même la nuit, surtout la nuit), du cigare et du bandeau de Ford, et aussi de ses pieds nus et crochus... On se souvient d'eux comme autant d'épiphanies, c'est-à-dire un court moment qui contient la révélation d'une vérité essentielle, soit exactement ce que cherchait André quand il allait voir un cinéaste admiré. Qu'un événement se produise, qu'une vérité se dessine. Leurs films comme leur discours, il les connaissait déjà et il ne s'agissait pas qu'ils le recrachent devant la caméra mais qu'au contraire, leur cinéma se cristallise dans l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes.
C'est ainsi que je me souviens de Rohmer, timidité maladive et maîtrise absolue, sortant ses « preuves à l'appui » (quel titre génial !) comme des lapins d'un chapeau devant un comparse faussement médusé (Douchet, très bon) pour surtout éviter de parler de l'essentiel – qu'il a déjà mis tout entier dans chacun de ses films et dont on ne saurait parler entre gens convenables, surtout si l'auteur se retrouve devant une caméra, une étrangeté absolue pour lui, rare privilège qu'on ne peut accorder qu'à un ami de longue date. Et comment oublier Fritz Lang en train de perfectionner son personnage du Mépris, représentant le cinéma à lui tout seul et surjouant la (fausse) modestie de l'artisan, devant l'instigateur intimidé de toute cette entreprise ? Il avait évidemment tout préparé dans les moindres détails, on ne se refait pas..., et ce ne pouvait être que lui qui donne son titre au film : Le Dinosaure et le Bébé. Comme John Ford ne pouvait plus être qu'« entre chien et loup ».
Nous sommes loin, on le voit, du babil culturel répertorié. André faisait des films, ses films, avec sa propre écriture de cinéaste, dont il ne détestait pas exagérer le maniérisme et accuser l'effet de signature : la voix légèrement ironique de Jean-Claude Dauphin, une façon unique (et fort rare en documentaire, si l'on veut absolument une catégorie) d'appuyer la sophistication de la mise en scène, et surtout l'art d'inventer un dispositif à la fois élégant et efficace, une façon très douce de tisser sa toile. Pour que les mouches adorent s'y laisser prendre.
Frédéric Bonnaud
Frédéric Bonnaud est directeur général de la Cinémathèque française.