La société du spectral

Clément Rauger - 8 février 2023

Né en 1955 à Kobe, Kiyoshi Kurosawa entre à l'université de Rikkyo (Tokyo) pour étudier la sociologie. Il se détache cependant très vite de cette discipline au contact de Shigehiko Hasumi, qui lui transmet le goût du cinéma. Tournant de petits films sur le campus de l'université, il signe ses premières réalisations professionnelles dès le début des années 1980.

Cure 1997

En France, Kurosawa est un cinéaste que l'on suit déjà depuis la deuxième moitié des années 1990 grâce à trois films fantastiques importants. Tout d'abord Cure (1997), l'enquête sur fond d'hypnose concernant une série de meurtres où tout le monde peut être aussi bien l'assassin que la victime, puis Charisma (1999), où un arbre possède les facultés (réelles ou fantasmées) de dépeupler une forêt de sa flore, et enfin Kaïro, histoire de fantômes circulant par la voie des réseaux internet. Trois œuvres majeures qui font reposer le fantastique sur la perception psychique de situations pourtant présentées comme réalistes.

Les Amants sacrifiés (2020), sa dernière œuvre en date, a pris à revers une partie de ses inconditionnels ; la perspective d'un mélodrame d'avant-guerre (premier film en costumes de sa carrière) semblant inhabituelle de la part du peintre des peurs contemporaines. La mise en scène, distante et faussement classique, se met ici au service d'une histoire d'espionnage évoquant Les Enchaînés d'Hitchcock ou Triple Agent de Rohmer. Vrai-faux MacGuffin de ce mystère sans fond que constitue le récit, la bobine de film, devant transiter secrètement jusqu'aux États-Unis, dissémine quelques pistes de compréhension : imprimant la vérité (elle contient la preuve des agissements de l'armée japonaise en Mandchourie), la bande est finalement substituée par une vision fantasmée de l'épouse (en Irma Vep perceuse de coffre) dans un petit film que le couple a tourné pour se distraire. Le cinéma est une fenêtre sur une autre réalité qui se soustrait parfois au sens commun. Kurosawa est un cinéaste toujours très loquace lorsqu'il s'agit d'analyser les mécanismes du suspense dans la mise en scène des autres, mais il n'a pourtant pas été facile de formellement rattacher son style à quelque chose de connu. Sa cinéphilie est ainsi souvent apparue comme la pièce en trop du puzzle. Les Amants sacrifiés propose pourtant, chose rare dans son cinéma, des citations directes d'autres films au détour d'une séquence où les personnages visionnent Conte des chrysanthèmes tardifs (1939) de Kenji Mizoguchi et le générique de Pauvres humains et ballons de papier (1937) de Sadao Yamanaka. Ce dernier choix est révélateur, car il s'agit d'un chef-d'œuvre de l'avant-guerre, élaboré dans une démarche purement romantique et désespérée, qui fait la part belle aux jours sans lendemain. Un an plus tard, Yamanaka mourra de dysenterie sur le front en Mandchourie et le cinéma, pris à la gorge par l'appareil de propagande d'État, ne recouvrera pas sa liberté créative avant de nombreuses années. Ce choix, loin d'être anodin, superpose le goût de Kurosawa à des besoins narratifs : l'image projetée sur l'écran blanc vient constamment bouleverser les certitudes et l'équilibre du couple, elle illustre dans un second temps l'urgence d'une époque à travers la préscience de la mort du cinéma (ou tout du moins de son expression). La recherche de Kurosawa s'est construite sur un renouvellement personnel des genres et, dans un même geste, sur la connaissance du contexte culturel et politique qui influe sur ceux-ci. Comme pour ses « amants sacrifiés » (pourtant maris et femmes), les lignes entre l'amour et le devoir se confondent lorsque le metteur en scène évoque les films qu'il aime. Ayant démarré dans l'industrie des films érotiques à coûts réduits, Kurosawa n'a véritablement rencontré l'estime de ses pairs qu'au début des années 1990, alors que le Japon se trouvait plongé dans une crise économique et culturelle importante. C'est dans une société en déclin qu'il imagine la concentration de différents régimes d'images afin d'opérer le basculement d'une réalité à une autre. Dans Cure, certains plans semblent se soustraire au monde tangible sans que cela ne soit expliqué, pas plus que l'apparition de bruits parasites dont nous ne connaîtrons jamais la provenance. Quant à Kaïro, la consommation individuelle des vidéos, via la multiplication des écrans, y sonne comme les prémisses d'une apocalypse future.

Les influences ne se manifestent pas à notre vue comme un étendard, elles sont les bruits et les silhouettes comblant les vides des grands centres urbains désincarnés. D'une sincérité remarquable, Kiyoshi Kurosawa ne filtre jamais ses goûts et a ainsi développé une cinéphilie personnelle, affranchie des exigences absolues que présuppose la connaissance de l'histoire du cinéma. En témoigne une certaine fascination pour les films « malades », Tueur d'élite étant son Sam Peckinpah préféré. Hollywood est aussi vue comme une incontrôlable machine à freaks, pondant des œuvres déformées, écartelées entre les attentes contrariées des scénaristes, des réalisateurs et des producteurs. Combustion spontanée (1990) fait incontestablement partie de ces protubérances disgracieuses désavouées par leurs auteurs. Il s'agit d'un film tardif et sous-estimé de Tobe Hooper dans lequel Brad Dourif est le sujet d'une expérience militaire alors qu'il se trouve encore dans le ventre de sa mère. Arrivé à l'âge adulte, et ne maîtrisant pas ses pouvoirs de pyrokinésie, il devient une force destructrice aux yeux de la société et ce, au grand dam de sa petite amie. Pour Kurosawa, qui a souvent mêlé la question du genre à l'intime, cet embrasement des rapports amoureux révèle un fort contenu émotionnel qui lui fait voir Combustion spontanée comme un « intense film d'amour ». Quant à l'excellent Armored Car Robbery (1950) de Richard Fleischer, il représente la pierre angulaire des films d'action à petit budget de la RKO. À ce titre, l'épuration du récit et le refus du découpage lors des séquences d'action seront des influences déterminantes pour le réalisateur japonais.

Clément Rauger


Clément Rauger a été chargé de cinéma pour Japonismes 2018 et pour la Maison de la Culture du Japon à Paris. Il écrit également aux Cahiers du Cinéma.