Bruno Delbonnel : « Façonner le flux des images, comme une partition musicale »

Laurent Mannoni - 8 février 2023

Pour composer l'image à la fois laiteuse et ténébreuse d'un film aussi désespéré que Inside Llewyn Davis (Joel et Ethan Coen, 2013), il faut, à l'évidence, une maîtrise totale de l'art et de la technique et un sacré sens de la lumière. Grâce à cette œuvre, tournée en 35 mm avec une Arricam Studio, Bruno Delbonnel entre avec bonheur dans la « famille » des Coen.

Inside Llewyn Davis Dialogue Coen Delbonnel

À son grand plaisir, ils lui demandent aussi de faire le cadre, à l'instar de Roger Deakins, autre membre illustre du cercle. Que l'on aimerait écouter les conversations entre Bruno Delbonnel et les deux frères au sujet de leur amour pour le wide-angle, le 21 mm et ou le 27 mm ! Dans ce film tourné en grande partie dans un New York magenta au ciel plombé, Delbonnel compose, en toute liberté, une stimmung vraiment particulière, triste comme une folk song. La pellicule est scannée au fur et à mesure et Peter Doyle, supervising digital colorist à Technicolor, témoigne : « Ce travail sur l'image a été vraiment possible parce que Bruno est extrêmement méticuleux dans ses prises de vues. Il sait exactement ce qui va se passer lorsque l'image argentique va se transformer en image numérique ». Le résultat est magnifique, comme si des objectifs des années 1960 avaient été utilisés. Les connaissances de Bruno Delbonnel témoignent en cette occasion de l'hybridation d'une technique : seuls ceux qui ont travaillé avec succès en argentique, puis en numérique, peuvent jouer avec une telle virtuosité sur les deux supports.

C'est d'ailleurs le superbe travail sur la lumière de Bruno Delbonnel pour Les Heures sombres (Darkest Hour, 2017, Joe Wright), tourné en numérique, qui a convaincu les Coen de passer au digital. Les retrouvailles avec les Coen se font donc en 2018 avec La Ballade de Buster Scruggs, produit par Netflix. Les deux frères et le directeur de la photographie s'entendent sur le fait de tourner avec une ARRI ALEXA, déjà utilisée sur le film de Wright et appréciée notamment pour son viseur optique. « Ni moi ni les cinéastes avec lesquels je travaille n'avons inventé le cinéma et en même temps, nous le réinventons à chaque fois que nous faisons un film ».

Bruno Delbonnel, né à Nancy, poursuit des études de philosophie et se passionne pour la peinture. Son amour du cinéma finit par l'emporter : diplômé de l'école parisienne ESEC, il réalise un court métrage, Réalités rares, pour lequel l'immense Henri Alekan a accepté de faire la photo. Une rencontre décisive, qui lui fait prendre conscience de l'importance du directeur de la photographie. Il cadre le court métrage Le Bunker de la dernière rafale (1982) de ses amis Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, dirige la lumière en 1993 de Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes de Jean-Jacques Zilbermann, travaille avec Peter Bogdanovich (Un parfum de meurtre, The Cat's Meow, 2001). Il attire véritablement l'attention avec le triomphe international du Fabuleux destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (2004), débauche bariolée de plans rapides, courts et baroques, suivi par Un long dimanche de fiançailles du même réalisateur (2004), plus posé et subtil, virant au sépia, où l'on remarque l'évolution sensible de sa lumière, ses cadrages et ses mouvements de caméra ; il reçoit le César de la meilleure photo. Cédric Klapisch fait appel à lui pour Ni pour, ni contre (bien au contraire) en 2003.

Sa carrière américaine monte en puissance avec Scandaleusement célèbre (Infamous, 2007) de Douglas McGrath, qui raconte un épisode de la vie de Truman Capote. Puis il signe la photo de Harry Potter et le Prince de sang-mêlé de David Yates... Pour passer ensuite au Faust (2011) d'Alexandre Sokourov... Et enchaîne avec Dark Shadows (2012) de Tim Burton !

C'est ensuite une succession de films ambitieux, signés de nouveau Tim Burton (Big Eyes, 2014 ; Miss Peregrine et les Enfants particuliers, 2016) ou Joe Wright (La Femme à la fenêtre, 2021). En 2021, Bruno Delbonnel dirige la photographie de The Tragedy of Macbeth, de Joel Coen, magnifique haïku visuel tourné en couleur mais converti en noir et blanc au ratio 1.37. Le « style » ou le « look » Delbonnel est souple et inventif, jamais figé ou dogmatique : riche palette de couleurs nettes (chez Jeunet) et de nuances de gris (chez Wright), éclairage doux et diffus (chez les Coen) ou lumière vibrante et dynamique (chez David Yates), mouvements de caméras discrets (notamment pour les Coen, qui n'aiment pas les plans trop mobiles), abstraction surnaturelle dans Macbeth. Il bouge et s'adapte selon chaque œuvre, d'Amélie à Big Eyes, de Harry Potter à Faust – dont les rares copies 35 mm, « faites à la main », furent les dernières à sortir du laboratoire Technicolor de Londres. Bruno Delbonnel, qui insiste toujours sur le fait que le cinéma est un art collectif, aime à composer sa lumière comme on écrit une partition de musique, afin d'obtenir une mélodie équilibrée, plus ou moins éclairée, ombragée. « Le grand enjeu du film, c'est le rythme ». Quant aux couleurs, il en joue d'une façon amoureuse, comme le père Castel au XVIIIe siècle avec son clavecin oculaire. Il évoque d'ailleurs souvent la musique ou l'opéra pour parler de son travail, que ce soit pour Les Heures sombres (« cette lumière ressemble à une partition ») ou Inside Llewyn Davis (« la lumière, construite comme une chanson folk ») : « Est-il plus intéressant d'adopter la gamme chromatique occidentale ou japonaise ? Comment la lumière peut aussi être une forme chromatique au sens musical du terme ? Quelle serait la clé de la lumière, mais aussi de la composition ? »

Sans ego, Bruno Delbonnel s'adapte à tous les genres, échappe à toutes les modes. Orfèvre de la lumière, il parvient toujours à nous étonner, parce qu'il ne veut jamais refaire les mêmes images.

Laurent Mannoni


Laurent Mannoni est directeur scientifique du patrimoine à la Cinémathèque française. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages sur les débuts du cinéma et a été le commissaire d'une douzaine d'expositions.