Joel Coen : L'Autre face de l'Amérique

Marc Cerisuelo - 8 février 2023

Un documentaire montre les frères Coen au travail pendant le tournage de Burn After Reading (2008) : aucun cri, presque le silence avant et après la prise, chacun sait ce qu'il a à faire, tout le monde est content, c'est dans la boîte. L'opposé absolu du plateau hystérique souvent dévoilé à Hollywood, en Italie et dans un certain cinéma français... Un indubitable côté « cool », qui passe souvent des auteurs aux personnages, comme l'a démontré le « Dude » créé par Jeff Bridges dans The Big Lebowski (1998), personnage dont la célébrité a largement dépassé les frontières du seul cinéma.

The Big Lebowski Joel Coen

Il serait cependant bien réducteur de s'en tenir à cette première impression. Depuis bientôt quarante ans, Joel Coen et son jeune frère Ethan (nés en 1954 et 1957) portent un regard bien plus intense sur l'Amérique que ne le laisse supposer leur apparente décontraction. Enfants juifs du froid Minnesota, comme Bob Dylan, élevés par des parents universitaires – ce qui a engendré chez eux une certaine défiance à l'endroit des intellectuels –, les deux frères s'amusent très jeunes à refaire en Super 8 des films vus à la télévision, des bluettes, mais aussi Tempête à Washington d'Otto Preminger... L'initiative revient à l'aîné, c'est bien Joel qui se dirige vers le cinéma après des études à New York University, et signe seul la réalisation des films jusqu'en 2004. Mais, du scénario au montage, et de Sang pour sang (1984) à La Ballade de Buster Scruggs (2018), Ethan sera l'incontestable co-auteur d'une œuvre qui peut s'apparenter à une inlassable traversée du territoire et de l'imaginaire américains.

Avant une incursion tardive dans le western, deux genres dominent l'inspiration des cinéastes : le film criminel et la comédie, sous la double égide de l'écrivain James M. Cain (l'auteur d'Assurance sur la mort, Le facteur sonne toujours deux fois et Mildred Pierce) et du cinéaste Preston Sturges, king of comedy des années 1940. Pour ne citer qu'un exemple d'hommage, les frères donnent pour titre à l'un de leurs films les plus célébrés (O'Brother, Where Art Thou?) celui d'un film imaginaire qu'un cinéaste tout aussi fictif appelé Sullivan ne tournera même pas soixante ans plus tôt dans un film de Preston Sturges (Les Voyages de Sullivan, 1941). Si la dette à Sturges est avouée dès Arizona Junior (1987), deuxième film et première comédie du tandem, le genre lui-même est incessamment revisité, depuis Le Grand Saut (1994), et l'exceptionnelle interprétation de Jennifer Jason Leigh, au monde du cinéma dans Ave César ! (2016), en passant par la comédie du remariage (Intolérable Cruauté, 2003, et derechef O'Brother). Mais c'est toute l'œuvre, jusqu'aux films les plus noirs, qui est contaminée par une vis comica d'autant plus efficace que le délire des meilleurs acteurs (Jeff Bridges, George Clooney, Steve Buscemi, John Turturro, John Goodman) apparaît toujours maîtrisé par l'attitude décidément « cool » des cinéastes. Certains ont cru y discerner du second degré, du cynisme ou pire, du postmoderne, vieille lune du vingtième siècle destinée à décrire la fin concertée des avant-gardes et des illusions politiques. Il suffit de voir ou de revoir les films criminels du duo pour comprendre que les personnages représentant une humanité hors de ses gonds paieront cher leurs excès : Frances McDormand est la véritable héroïne de Fargo (1996) ; apparemment peu romanesque dans son rôle de policière enceinte du Dakota du Nord, sa méthode et son calme vaincront un grand nombre de cinglés particulièrement dangereux. Il faut d'ailleurs noter un vrai féminisme dans l'œuvre des Coen : dès les premiers films (Sang pour sang, Arizona Junior), Frances McDormand et Holly Hunter incarnent des femmes fortes et surtout déterminées, damant volontiers le pion à leur partenaire masculin et imposant toujours leur façon de voir. Il n'en demeure pas moins que les films des frères Coen restent avant tout des portraits d'hommes américains. Les solitaires (Barton Fink, Llewyn Davis) sont des artistes confrontés à la peur de l'échec, grand thème du cinéma américain (et seul vrai sujet du grand Billy Wilder). Le classicisme des Coen en la matière se mâtine de fantaisie lorsque le héros doit composer avec des partenaires de fortune (comme George Clooney dans O'Brother) ou avec ses « potes » (notamment dans The Big Lebowski). Le solitaire laisse la place au trio, comme le drame à la comédie, et la fantaisie l'emporte d'autant mieux que toute la culture populaire américaine est désormais convoquée par les cinéastes : musique rock ou country, séries télévisées, pulps, romans noirs et films de toutes sortes fournissent le carburant qui portent les aventures passablement compliquées des joyeuses bandes. La fidélité de la troupe des comédiens et des collaborateurs techniques (Carter Burwell pour la musique, Roger Deakins et désormais Bruno Delbonnel à l'image) donne son assise à cette traversée des genres et du territoire. Jusqu'à une date récente, cette Amérique un peu folle et hors d'elle-même, allumée, droguée, insensée, violente, mise en coupe réglée par les gangsters et les politiciens, cette Amérique des frères Coen que l'on aime à vrai dire davantage que la vraie – surtout aujourd'hui – apparaît comme un songe opiacé qu'il nous appartient de rêver seuls, c'est-à-dire sans le secours de cinéastes bien peu loquaces quant à la nature de leur art. Les films parlent d'eux-mêmes. Ce qui est vrai aussi pour une œuvre que Joel signe seul, l'assez peu américain Macbeth (2021), dont la forme classique – format 1:37 et noir et blanc – et l'extrême rigueur se mettent au service d'un texte shakespearien dont le bruit et la fureur nous renvoient cependant à l'œuvre passée du cinéaste. Un chef-d'œuvre, à dire le vrai, à ne pas rater pour l'une de ses très rares projections sur grand écran.

Marc Cerisuelo


Marc Cerisuelo est enseignant en histoire et esthétique du cinéma à l'université Gustave Eiffel. Il est aussi collaborateur régulier des revues Critique et Positif.