L'image des plaisirs : sexpérimentaux

Nicole Brenez - Luc Vialle - 1 février 2023

De quelles initiatives le cinéma expérimental s'est-il montré capable pour échapper à l'affirmation de Godard, « On ne sait pas filmer les rapports sexuels » ? Réponse en 216 films brillants et radicaux, un capiteux échantillon. « Dans L'Éthique à Nicomaque, rappelle Michel Foucault, Aristote exclut du champ des plaisirs intempérants les sens de la vue et de l'ouïe. « L'Image des plaisirs » vise à démentir Aristote et déployer les voluptés critiques de l'intempérance visuelle et sonore. »

Flaming creatures

Ejaculation
I want to die — I want to live —
Between this Lovembrace!
Elsa von Freytag-Loringhoven, Ejaculation, ca. 1918-1925

Dans L'Usage des plaisirs (1984), Foucault rappelle que « le terme même de « sexualité » apparaît tardivement, au début du XIXe siècle » et que, quelle que soit l'ère, les pratiques et comportements désormais résumés par ce vocable se constituent en « domaine moral ». Si, massivement, le cinéma joue un rôle d'agent moralisateur (avec pour pinacle le tristement fameux code Hays en 1930), le champ expérimental, qui souvent se dérobe aux circuits du commerce et de la légalité, aura permis d'attester les souffrances et colères engendrées par les normativités (passim), d'échapper à la censure et à l'autocensure, d'affronter celles-ci avec intrépidité (Soukaz, Farahani, Fatmi, Arbid), d'oublier les tabous, de chercher à représenter les pratiques sexuelles en toute liberté figurative. Les Sexpérimentaux se consacrent à exposer les activités sexuelles en inventant des formes d'explicitation.

« On ne sait pas filmer les rapports sexuels » (JLG)

Représenter le désir, l'étreinte, l'extase, offre autant de défis figuratifs permanents à l'art en général. Le cinéma expérimental a pris en charge l'activité sexuelle dans toutes ses dimensions : depuis la parade amoureuse (élégiaque Shirley Clarke, pré-punk Brintrup, ironique Idemitsu, ludique Ducellier) jusqu'à la fusion affective (Schneeman). Depuis les élans solitaires (Brakhage, Malani, Dincel, Chauvin) jusqu'aux spectacles orgiaques (Rubin, Jack Smith, Muehl). Depuis la caresse visuelle (Iimura, Bartlett) jusqu'à l'immersion au sein des fluides et des organes (Menken, Mandico). Depuis la fétichisation des adjuvants (Rosenfeld, Losana) jusqu'à la mue du corps en accessoire (Uebelmann). Depuis la passion monomaniaque (Donald Richie et la nécrophilie) jusqu'à l'érotisation de tout phénomène (Palazzolo). Quant au motif privilégié de la jouissance, monumentalisé par les Modernes en sommet de l'expérience humaine voire paradigme de tout apogée, il se voit sublimé (Tscherkassky), démultiplié (Bemak, Granados) et même dénié dans le cas d'Andy Warhol dont les films sexuellement explicites (Fuck/Blue Movie, Blow Job, Vinyl,... – absents du cycle mais sans lesquels on ne saurait établir l'histoire des Sexpérimentaux) se refusent à « fournir l'illusion d'un plaisir érotique » (P. Tyler). Triomphe de la scopophilie, au principe même du cinéma.

« Aphrodisia » filmiques

La représentation des pratiques ouvre sur un terrain mitoyen des cinématographies érotique et pornographique, certains cinéastes y ont créé de brillantes intersections, tels les Mitchell, Poole, Bressan venus du X, ou réciproquement Thacher, Elam, Viénet, Grush, Gianikian & Ricci Lucchi, Ahwesh, Uman, Vilgard, Victor-Pujebet venus de l'expérimental. Mais le défi consiste à se montrer à la hauteur des voluptés ou des angoisses éprouvées dans le réel. Littéraux ou métaphoriques, les films se confrontent alors aux limites de l'expressivité en apportant autant de solutions différentes à un même problème : un film peut-il devenir une « œuvre d'Aphrodite », accéder au registre des aphrodisia, ces « actes, gestes, contacts qui procurent une certaine forme de plaisir » (Foucault) ? Les initiatives nées dans le champ expérimental s'avèrent aussi amples que fondamentales. En premier lieu, observer frontalement, décrire avec franchise, et pour commencer, qu'est-ce qu'un sexe (Alice Anne Parker) ? Jusqu'où peut-on rendre compte d'une pratique sexuelle (Kowalski, Hahn, Soldat, Kazmina) ? Ensuite, matérialiser : développer la physicalité de l'optique (Sharits, Conner, Barfod, Tscherkassky), de l'haptique (Almurò, vom Gröller), de l'audiosphère (Child, Bourlon), articuler cinéma et performance (Export, Kren, Terayama, Bouyxou/Molinier, Chang). Complexifier : qu'est-ce qu'un fantasme, aussi réel et agissant que nos gestes concrets (Pitt, Lichter, Grandrieux) ? Comment le déchaînement des fantaisies fait-il retour sur la persona (Woolfenden, Mahé, Morel) ? Car, comme toujours dans l'expérimental, le champ symbolique réfléchit sur lui-même : interroger la conversion du désir en codes (les Sommer, Negro) ; confronter les images aux classiques littéraires de l'érotisme (Short / Georges Bataille, Street / Anaïs Nin, Serra & Lewis / Elsa von Freytag-Loringhoven) ; confronter les images – macro-mythes antiques, minimythes industriels – à elles-mêmes (Vallois, Jarman, Ito, Julien, Carri, Chanfro) ; observer l'irruption massive des images pornographiques dans les espaces publics et privés (Gimel, Noé, Brambilla, Hue, Swiczinsky, Dedenis) ; et, bien sûr, historiciser les représentations (Sprinkle, William E. Jones). Allier nombre de ces initiatives et d'autres encore : Charles Henri Ford, fils spirituel de Cocteau.

Passion révolution

À l'instar de JLG, nous avons considéré ces chantiers comme indissociables des conditions faites aux travailleurs du sexe, dont se saisissent les documentaires du collectif NDU à Okinawa, de Shirdel à Téhéran, Deocampo à Manille, Nair à Bombay, von Praunheim à Berlin, Byun en Corée du Sud. Désormais, les sex workers réalisent leurs propres films, tels Charles à Melbourne, s'évadent et deviennent les voix majeures de leur temps, ainsi Wojnarowicz ou Despentes. Représenter avec justesse et parfois même dans une euphorie à haute teneur contestataire la vie des minorités sexuelles violemment opprimées : à ce chantier central appartiennent notamment les initiatives de Beeson, Hammer, Jouvet, dont l'importance requiert des séances monographiques. Avec les Kronhausen, Fleischer, Tanaami, Yamamoto, Riggs, Farrer, l'éros s'affirme en levier politique ; avec Blasco, Padros, Acha, il affronte les dictatures espagnole et argentine. Avec Ulive, la pornographie participe à dire l'obscénité de l'oppression. Avec Pandemicxxx & Pouchucq, tout le plaisir provient du combat même. « L'image des plaisirs », une histoire possible en images et en sons, prolonge des histoires littéraires et poétiques, en particulier celles d'Ado Kyrou, Amos Vogel, Frédéric Tachou. Elle recourt à l'expertise de curateurs invités : Xavier García Bardón, Romain Pinteaux. Elle nous ouvre à une interrogation : le cinéma ne serait-il pas plus expérimental que les pratiques sexuelles ?

« Le plus vrai le plus fort – le moyen le plus naturel pour Sexexpression – beaucoup plus à signaler. »
(Elsa von Freytag-Loringhoven, ca. 1924)


Professeur à l'Université Paris 3 et directrice du Département Analyse & Culture à la Femis, Nicole Brenez programme les séances d'avant-garde de la Cinémathèque française. Parmi ses livres : Manifestations (2020), Jean-Luc Godard (2023).

Luc Vialle est curateur indépendant.