L'ennemi de l'imparfait

Julien Suaudeau - 31 janvier 2023

Le paradoxe du comédien, on connaît. Le paradoxe du monteur, artisan invisible du septième art, double et adversaire du cinéaste, passionne beaucoup moins : dans la société du spectacle (enregistrer, montrer, partager, recycler, détourner), pour les bâfreurs d'images que nous sommes, le travail qu'on ne voit pas a une valeur nulle.

Deux ANGLAISES ET LE CONTINENT

Mis en abyme sous l'œil de Louise Traon – la monteuse et son double – le montage se révèle comme un rapport au temps, mais aussi comme un métier où l'on pense avec ses mains (Les Gants blancs). Yann Dedet, dont on cite plus volontiers les collaborations dans le domaine de la fiction, a monté ce film introspectif et bien d'autres documentaires. Peu importent la classification et le genre : son théâtre d'opérations, sa salle de montage, qu'on peut avec quelque paresse se figurer en alcôve feutrée de la création, est avant tout un lieu de labeur. Les mains du monteur ont beau être gantées, au propre ou au figuré, le fait est qu'elles triment. Sur les photos de Yann Dedet au travail, vous ne voyez que ça : les mains qui pensent et qui cherchent, le monteur qui sue, qui s'arrache les cheveux et qui se prend la tête, le cambouis du film-in-progress jusqu'aux coudes. François Truffaut, le premier à lui avoir donné sa chance comme chef-monteur (Les Deux Anglaises et le Continent), en savait quelque chose : c'est très sale et très bordélique, la matière d'un film. Que faire de ce merdier ? La question n'est pas une mauvaise façon d'envisager le montage.

Au cinéma, le charnel et le matériel ne peuvent être dissociés de l'idéal. En montant, qu'il mette en musique les notes étranges du désir chez Claire Denis (Nénette et Boni) et Sébastien Lifshitz (Presque rien) ou nous donne à entendre le bruit plus ou moins proche de la guerre chez Dušan Makavejev (Sweet Movie), Brigitte Roüan (Outremer), Jasmila Žbanić (Les Femmes de Višegrad), Yann Dedet secoue le carburateur, bricolant ces collures, ces raccords, ces coupes où il faut toutefois veiller, dit-il, à ne pas se noyer. Chaque film a son rythme et son phrasé. En leur donnant corps à partir du magma des rushes, Yann Dedet ramène le réalisateur à l'idée première de son film. Philosophe platonicien, cheville-ouvrière de la réminiscence, il retrouve le chemin du rêve, de ce moment-origine dont la puissance a été corrompue par toutes sortes de compromissions et de renoncements raisonnables.

Il y a, paraît-il, une « patte » Dedet. Ce qui caractérise les grands films qu'il a montés, plutôt que des motifs stylistiques, une grammaire identifiable, c'est une radicalité qui se manifeste à la fois par un refus de la complaisance et un art consommé de l'effacement. Avec son acolyte Jean-François Stévenin (Passe montagne) comme sur le film-soleil de « Momo » Pialat (Van Gogh), le grand dessein est de servir une vision, de l'aider à se faire film, en aucun cas d'apposer sa signature ni de jouer les virtuoses. Comment se couler dans le regard des autres, tout monstres sacrés qu'ils sont, quand on est animé par une telle vitalité, l'élan sans fin d'en découdre ? Le monteur et l'homme ont je ne sais quoi de sec, de cassant. Il y a en eux une brutalité et une froideur – celles du sparring-partner ou du karatéka. S'il retient ses coups, s'il refuse le combat, Yann Dedet pense qu'il ne fait pas son travail. L'enjeu du montage n'est pas de rassurer le petit ego du grand auteur, de suivre à la lettre ses instructions, d'obéir aux oukases de son vouloir-dire, mais de faire en sorte que le public découvre le film tel qu'il doit être. S'opposer au nom de cet intérêt supérieur : dialectique enfantine, en un sens. Il y a en Yann Dedet un gamin buté qui ne jettera jamais l'éponge. Sa vulnérabilité d'autodidacte ? Ceux qui attendent de lui une sagesse vénérable – des considérations théoriques, une esthétique, le sacro-saint retour d'expérience – oublient que le maître a fait l'école buissonnière et que les exégèses lui donnent des boutons. Jimmy McNulty du montage, Yann Dedet rue dans les brancards, avance à coup d'intuitions, d'embardées, de fiascos profitables. Partir dans le décor est pour lui le plus sûr chemin vers le film. Comme chez Manuel Poirier (Western), il s'agit pour le monteur de prendre la tangente. Mais attention : avec rigueur, netteté, le doute pour seule boussole et comme méthode éprouvée. Ce scepticisme bien à lui n'est sûrement pas étranger à la longévité de sa relation créative avec Philippe Garrel (La Frontière de l'aube), dont il monte les films depuis 1991.

Considéré comme un métier technique, le montage peut aussi se voir, dans le travail de Yann Dedet, comme la dernière réécriture du film. À maintes reprises, durant le développement, en écrivant le scénario, en tournant les plans décidés au découpage, le cinéaste oubliera la fulgurance qui fut son big bang. La postproduction venue, un syndrome inverse le frappe : l'amnésique se souvient de plans qui n'ont pas été tournés, parlant de celui-ci où l'actrice entrait dans le champ par la gauche au lieu d'arriver par la droite, ou de celui-là où l'acteur baissait les yeux avant de la regarder.

Dans la grammaire de la salle de montage, l'imparfait permet de ne pas regarder son film en face, escamoté qu'il est par le nuage des intentions – l'opium du réalisateur. À ce moment-là, nous dit la filmographie de Yann Dedet, le monteur devient le garant de l'entreprise. Sa trahison n'est qu'apparente. Il contredit, dénonce, mais a juré fidélité au film. Adversaire et amant implacable, oui. Allié de circonstance, sparadrap des blessures narcissiques, il n'en est pas question. Certains cinéastes le vivent mieux que d'autres. Rungano Nyoni (I Am Not a Witch) a ainsi pour principe de couper les plans ou les scènes qu'elle aime le plus : « Kill your darlings ». Son monteur s'est approprié le mantra, fasciné par tant de cruauté. C'est à ce prix qu'une place est faite au seul acteur capable d'entrevoir le rêve dont il était question depuis le début – le spectateur.

On en revient à l'idéal. Le processus d'idéalisation, écrit le mathématicien Cavaillès, consiste à « raboter l'extrinsèque ». Le montage, idem. Yann Dedet jamais n'abolira le hasard. Au contraire : c'est à la nécessité qu'il réserve ses coups de ciseaux, le tranchant surnaturel de son œil lapidaire.


Écrivain et documentariste, Julien Suaudeau enseigne et dirige le programme d'études cinématographiques à Bryn Mawr College, près de Philadelphie. Ses travaux portent sur le terrorisme (Dawa, Le Français) et les zones d'ombre de l'histoire coloniale (Le Sang noir des hommes). Ancien critique à Positif, il a également publié avec Yann Dedet, Le Spectateur zéro – Conversation sur le montage en 2020, lauréat du Prix du Syndicat français de la critique pour le meilleur ouvrage en français sur le cinéma.