Quand on a les étoiles

Serge Chauvin - 20 janvier 2023

Propulsée major company pour avoir su miser sur le parlant, la Warner se devait d'inventer des stars à son image : loquaces, énergiques, volontiers prosaïques, étonnamment modernes.

Le Tombeur (Lady Killer) Warner

Ces stars, souvent et logiquement formées à la scène, s'ancrèrent donc d'abord dans la réalité d'une Amérique populaire dont elles reflétaient en partie – et non sans décalages – la diversité (James Cagney l'Irlandais, Edward G. Robinson jouant les Italiens... voire les Chinois). Le cinéma sonore autant que le contexte de la Dépression les vouèrent à des genres nouveaux. Le destin divergent des protagonistes du Petit César résume l'alternative offerte à un studio en devenir dans un pays en crise : la transgression ou l'évasion, le sensationnel cru (film de gangsters, drame social, mélo « pré-code ») ou le baume du spectacle (la comédie musicale). Entre ces deux pôles circulent des personnages définis par la gouaille et la débrouillardise (de Cagney à l'irrésistible good bad girl Joan Blondell) qui, même positifs, font fi des règles au nom de la survie et, même criminels, se mettent en scène dans une éloquente dépense. Loin de tout hiératisme, les stars de la Warner affichent une vitalité orgueilleusement plébéienne : même la sophistication « à l'européenne » de Kay Francis a ses quartiers de roture, tandis que le panache chevaleresque d'Errol Flynn n'est pas dénué de rouerie désinvolte ni d'une touche d'autodérision.

Si les studios de prestige (MGM ou Paramount) posaient souvent comme une évidence toujours réaffirmée le majestueux charisme de leurs stars, celles de la Warner sont d'abord des voix incarnées qui se prolongent dans le geste et s'accomplissent dans l'action : staccato du dialogue, montage dynamique, vitesse nerveuse de la narration sont autant d'écrins pour des corps en perpétuel mouvement, des visages dont la plasticité est à l'opposé du masque. Soumises au rythme vertigineux d'une production qui les exploite sans vergogne, ces stars développent leur image dans un continuum pléthorique. Car le studio les exhibe à l'envi, y compris, à leur grand dam, dans des films mineurs, au nom d'une logique de rentabilité tablant sur l'ubiquité familière plutôt que la rareté divinisée.

L'aura persistante de ces stars, passé leur surgissement, découle donc d'un art de la variation sur le motif et d'un processus d'infléchissement – qui passe par un recours précoce au contre-emploi ou à l'auto-parodie réflexive (Robinson dans Le Petit Géant, Cagney dans Le Tombeur où son personnage est embauché par Hollywood pour interpréter un forçat). Surtout, avec l'avènement du code Hays, les mauvais garçons, sans rien perdre de leur potentiel menaçant, vont passer du côté de la loi voire d'une sainteté laïque, avec une porosité qui trahit une double ambivalence : la réversibilité d'une violence soudain légitimée, et rétrospectivement l'innocence bafouée ou la part de pathos des gangsters malgré eux (de L'Ennemi public aux Anges aux figures sales). Pendant deux décennies, les stars masculines vont ainsi osciller entre les deux versants d'une même image de durs, telles des citations ambulantes, tout en assumant l'usure du temps.

C'est chez Bogart que l'évolution est la plus marquée : le second couteau sadique ou sournois gagne en autorité, se mue en héros tragique ou stoïque, en détective privé à l'écart du crime comme de l'ordre, en aventurier blessé et blasé dont l'idéalisme ne demande qu'à être ravivé : du Faucon maltais à Casablanca puis au Grand Sommeil, sa persona s'enrichit d'une sédimentation de ses emplois antérieurs qui toujours affleurent comme en un palimpseste. Cette figure parachevée, la réinvention passera par l'excès assumé, de la fêlure à la folie (Le Trésor de la Sierra Madre).

Reste le cas Bette Davis, l'une des rares stars classiques dont l'essence ne se construit que sur la somme de ses compositions de comédienne caméléon, au gré de ses défigurations et transfigurations (qui trouveront chez Aldrich leur aboutissement tératologique), avec pour seule et paradoxale constante sa capacité métamorphique – certes toujours dans des rôles volontaires. Sa puissance s'actualise pleinement lorsque la Warner se risque enfin à la grande forme, qui (outre l'aventure épique idéalement personnifiée par Flynn) s'épanouit dans l'ampleur du mélodrame, contemporain ou à costumes, tant le talent de l'actrice appelle et stimule l'épaisseur romanesque de drames déployés à l'échelle d'une vie entière – rarement aura-t-on vu star hollywoodienne figurer si souvent le vieillissement – et au rythme de l'Histoire en marche. Ses grands women's pictures des années 1940 (où toujours la femme cherche son destin) portent à incandescence, au même titre que Casablanca, une dramaturgie fondée sur la compulsion de répétition et la jouissance retorse du sacrifice. Le style Warner n'y perd rien de sa vigueur ni même de sa dureté, mais il s'affine en lyrisme fiévreux.

La Warner ne dédaignait pas bien sûr d'apparier ses stars, créant des couples de cinéma (Errol Flynn et Olivia de Havilland) qui parfois devenaient réalité (Bogart-Bacall). Elle pratiqua pourtant des combinatoires moins attendues, fondées non sur la romance mais sur la rivalité ou l'amour-haine homo-érotique : les films de gangsters déclinent les confrontations de vedettes masculines (auxquelles s'ajoute Pat O'Brien en vertueux repoussoir) ; on oppose Mary Astor ou Miriam Hopkins (en attendant Joan Crawford) à Bette Davis – dont souvent les partenaires masculins sont des leading men (Franchot Tone, Claude Rains) plutôt que des stars. Et l'unanimisme des comédies musicales, où la vedette se fond dans un collectif et où le vrai clou du spectacle réside dans les numéros d'ensemble de Busby Berkeley, se perpétuera dans l'omniprésence truculente d'une impeccable troupe de seconds rôles qui ne légitime les héros que comme champions d'une communauté. Dans ce star system-là, l'astre unique le cédait à la constellation.

Serge Chauvin


Serge Chauvin est maître de conférences en littérature et cinéma américains à l'université de Nanterre. Il a publié Les Trois vies des Tueurs : Siodmak, Siegel et la fiction (Rouge Profond, 2010) et de nombreuses traductions de fictions anglophones contemporaines (Colson Whitehead, Jonathan Coe, Richard Powers, Cormac McCarthy...).