Un examen scrupuleux de la carrière de Mario Monicelli pulvériserait la notion d'auteur, tout autant que celle de genre. Tout se passe comme s'il y avait eu chez lui un souci presque excentrique, celui de ne pas faire œuvre en soi mais de tourner à toute allure (il a signé plus de soixante films) après avoir obtenu la liberté de création que lui avait accordée quelques grands succès commerciaux, ainsi qu'une poignée de récompenses dans les grands festivals internationaux. Un film de Mario Monicelli est souvent le résultat d'un travail à plusieurs : coréalisateurs (Steno) ou coscénaristes (les inusables Age et Scarpelli, Suso Cecchi D'Amico, etc.). De surcroît, la notion même de comédie « à l'italienne » comme genre n'est-elle pas contradictoire avec le fait qu'il s'agisse d'une catégorie qui fonctionne sur un mélange « contre nature » de situations et d'atmosphères ?
Un comique de la survie
Après des années passées, entre 1934 et 1949, comme assistant à la réalisation, il signe avec Stefano Vanzina, dit Steno, une série de films mettant en vedette le populaire comique napolitain Totò. Les « Totò » réalisés par Steno et Monicelli comptent parmi les plus réussis de l'acteur. C'est un cinéma produit par des temps de pénurie et de débrouillardise, tout autant que d'espoir. La faim, la nécessité de trouver un toit et de quoi survivre qui ont marqué les années de l'immédiat après-guerre a engendré un type de farce dont les mimiques de Totò sont l'expression la plus pure. Totò cherche un appartement (1949) est-il possible dans un monde ignorant la pénurie de logements ? La gloutonnerie parfois libidinale du personnage n'est-elle pas l'expression d'un monde avide de sortir de sa condition ? Déjà, la mort hante ces odyssées bouffonnes pour la survie, notamment lorsque Totò se propose de trépasser pour trouver au paradis le numéro de loto gagnant et le souffler en rêve à son épouse (Totò e i re di Roma, 1952) ou lorsqu'il doit reconduire vers sa famille une jeune fille suicidaire (Totò e Carolina, 1955). Ce dernier titre fut, en son temps, persécuté par la censure tout autant en raison de la morbidité de son sujet que par sa peinture bienveillante et amusée, le temps d'une séquence, d'un groupe de militants communistes. Quant à Gendarmes et Voleurs (1951), n'introduit-il pas une problématique de classe qui compliquerait les rapports entre un petit voleur et un modeste carabinier lancé à sa poursuite ?
Après avoir épinglé les tentations du qualunquisme avec Un héros de notre temps (1955), portrait de l'Italien moyen à la croisée de divers chemins idéologico-pratiques et tiré vers le passé d'un fascisme encore proche, Monicelli fut de ceux qui, durant quelques années, participèrent avec leurs films de l'euphorie provoquée par un spectaculaire bouleversement économique. La lutte contre un archaïsme mafieux du Sud de l'Italie donne à Monicelli l'occasion de réaliser son unique film dramatique (Du sang dans le soleil, 1954), mais les promesses de la société de consommation, d'un nouveau qui ferait disparaitre l'ancien à jamais, illuminent une bluette comme Donatella (1956). Le personnage incarné par Elsa Martinelli, d'extraction pauvre, y découvre la profusion des biens de consommation et la possibilité, même si c'est un rôle, de sortir de sa condition sociale. Possibilité qu'elle embrasse sans remords. Tout ça ne durera pas.
Le rire et la mort
Le Pigeon, en 1959, œuvre charnière, vient en effet abandonner ces illusions. En s'attachant à un groupe de bras cassés, de marginaux à la périphérie de la société, Monicelli décrit une poignée de personnages qui rejettent une société du travail et de l'effort comme prix à payer au confort et à l'opulence. L'Italie moderne est celle d'une nouvelle aliénation, d'un type de relations humaines qui inhiberaient désormais le séducteur « à l'ancienne » (Casanova 70, 1965) que l'irrépressible liberté sexuelle (id est l'accès direct à l'objet de son désir) rendrait impuissant. Les années 1960 verront Monicelli bénéficier de budgets conséquents, laissant libre cours à la plus extrême des ambitions, celle d'inventer un humour mortifère, d'organiser les noces d'une satire sociale impitoyable avec la conscience d'une proximité impitoyable de la mort. C'est sans doute cela la nature même de ce que l'on a appelé la comédie « à l'italienne », non seulement un rire construit sur une observation sans pitié de la réalité sociale et historique, mais aussi sur une dimension métaphysique paradoxale. L'épique La Grande Guerre, production onéreuse de De Laurentiis, réalise, en 1959, de la façon la plus complète, un tel programme, tout comme Les Camarades quatre ans plus tard. Le deuxième volet de son diptyque médiéval, Brancaleone s'en va-t-aux croisades (1970) voit carrément le protagoniste principal affronter la Mort elle-même, sous sa fameuse forme allégorique d'un squelette avec sa faux.
Précis de décomposition
C'est dans la lente décomposition de l'Italie d'après le boom économique que Monicelli, qui tourne désormais à toute allure, alors que le cinéma italien lui-même est en train de sombrer, parvient à une sorte d'aboutissement morbide et trivial à la fois. La différence entre les rêves et une réalité décomposée, celle des banlieues ouvrières peuplés d'immigrés du Sud, est le sujet même de Romances et confidences en 1974, tout comme l'effritement carnavalesque d'un certain monde politique et d'une dimension tragique de l'Histoire est celui de Nous voulons les colonels (1974). La dérision d'un rapport à la vie qui connaît une forme désormais dégradée constitue le centre de Mes chers amis (1975), un de ces nombreux récits « de groupe » qu'affectionne le cinéaste depuis Le Pigeon. Que sont les Vitelloni devenus ? Chambre d'hôtel (1981) revoit, sous une forme de mise en abyme, la question du cinéma elle-même. Mais c'est bien sûr le basculement central d'Un bourgeois tout petit, petit en 1977, que se dévoile tout à la fois la rencontre, désormais irréconciliable, de la comédie et de la tragédie. La fin de la comédie « à l'italienne ».