Hong Sang-soo, sans fin ni commencement

Vincent Malausa - 27 octobre 2022

Les Femmes De Mes Amis (HSS)

Embrasser la totalité de l’œuvre de Hong Sang-soo revient d’abord à se confronter à cet étrange paradoxe : pour prolixe qu’elle soit (17 films réalisés depuis la première rétrospective que lui a consacré la Cinémathèque française, en 2011), celle-ci, plutôt que d’enfler ou de s’étendre comme un monstre un peu écrasant, n’a cessé de suivre une ligne de plus en plus fine, claire et ténue, et de répondre à une logique d’épure et d’amenuisement qui n’a fait que renforcer sa puissance de mystère et d’étrangeté. De son apparition sur la scène internationale en 2003 (avec la sortie conjuguée en France de ses trois premiers films : Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, Le Pouvoir de la province Kangwon et La Vierge mise à nu par ses prétendants) à aujourd’hui (où pas un grand festival international, de Cannes à Berlin, n’échappe à son « HSS » annuel), Hong Sang-soo est devenu ce totem paradoxal du nouveau cinéma coréen surgi il y a deux décennies : il en demeure la figure la plus familière autant que la plus mystérieuse.

Ligne invisible

Sa constance et sa stabilité, l’œuvre la doit assurément aux thèmes – qui sont plutôt des motifs pour ce peintre en sentiments profondément influencé par Cézanne qu’est Hong – sur lesquels elle s’est stabilisée et infiniment redéployée selon un principe de répétition, de variations et de nuances toujours nouvelles : guerre des sexes, désillusions amoureuses, veulerie et lâcheté masculines, va-et-vient du désir, trajets erratiques des affects, confrontation du verbe (parfois joyeux) et de la chair (toujours triste). De Cézanne, c’est le point d’équilibre parfait entre abstraction et figuration qui a marqué de manière décisive Hong, et c’est bien peut-être ce point – ou cette ligne invisible – qui demeure l’ancrage et la clé même de son esthétique à la fois si prosaïque et si sophistiquée.

Tous les récits de Hong Sang-soo tiennent autant de la chronique intime que de l’équation ou du théorème (des parcours semés de signes et de balises, comme les panneaux et flèches qui jalonnent le cheminement d’Isabelle Huppert dans In Another Country), tous ses plans sont creusés de cette ligne autour de laquelle personnages et spectateurs ne cessent de basculer d’un monde (intérieur et extérieur, vie et cinéma, réalité et virtualité,), d’une tonalité (les verres de soju qui tintent de rires en pleurs de Ha ha ha), d’une temporalité (le présent qui s’affole en sourdine dans Le Jour d’après), d’un point de vue (la structure à la Rashōmon de La Vierge mise à nu par ses prétendants) ou d’un degré de conscience l’autre (les petits songes en bibliothèque que semble collationner l’héroïne de Sunhi).

On sait combien la « scène » matricielle du cinéma de Hong est la table – souvent de bar ou de restaurant – autour de laquelle ne cessent de se rejouer chorégraphies sentimentales et soûlographies éreintées – et où cette ligne invisible, en s’opposant par sa verticalité à l’horizontalité des dispositifs de repas, affirme le plus violemment ses effets de heurts et de symétrie, d’écarts et de fractures soudaines. Et si la table « hongienne » n’est qu’affaire de déchirements (avec en son sommet ce zoom pétrifiant de brutalité sur le visage défait et le cœur éventré de Kim Min-hee qui renverse tout le récit de mensonge amoureux d’Un jour avec, un jour sans), c’est que cette ligne de symétrie est aussi une ligne de flottaison continuellement ballottée par les flots – de la parole notamment, dont on sait combien Hong, en héritier d’Éric Rohmer, en a fait le point d’achoppement et d’épuisement de ses rituels amoureux.

Interstices et retranchements

Si elle semble n’avoir cessé de désenfler malgré sa cadence prodigieuse, c’est que la trajectoire de Hong Sang-soo marque une suite de décrochages et de retranchements successifs. Du point de vue de la méthode si particulière mise au point par le cinéaste tout d’abord : de l’ampleur dès sa trilogie première, à laquelle ont succédé trois films coproduits avec la France (Turning Gate, La Femme est l’avenir de l’homme et Conte de cinéma), le cinéaste est sorti lessivé, avant d’inventer une nouvelle manière d’écrire et de tourner : au fil des ans, l’équipe s’est réduite en petite famille, l’écriture s’est disséminée dans le geste même de filmer (chaque matin de tournage, les comédiens attendent que le cinéaste ait fini d’écrire les dialogues du jour) et le style même de HSS n’a cessé de tendre au plus strict minimalisme (les zooms et brusques panotages de caméra qui sont devenus sa respiration intime depuis Conte de cinéma).

À cet allègement, à cette indépendance de plus en plus marquée (la fierté féminine qui triomphe dans le sublime Haewon et les hommes) s’est ajouté le surgissement de Kim Min-hee dans Un jour avec, un jour sans. Devenue sa compagne au prix d’une affaire d’État, l’actrice s’est imposée comme la muse et le symbole d’une forme de retranchement décisif de l’œuvre tardive de Hong. À la fois plus secrets et plus ouverts, ses derniers films témoignent d’un curieux équilibre de retrait et de frontalité, de douceur et de férocité : les cœurs sont exsangues dans le chant d’exil de Seule sur la plage la nuit, les hommes ne sont plus que des ombres dans le récit de sororité duveteuse de La Femme qui s’est enfuie, la vieillesse, la maladie et la mort rôdent dans le blanc paysage aux confins de l’abstraction d’Hotel by the River ou dans la douleur si sourde et si rentrée que ne finit pas d’expurger, en un geste incroyablement libérateur, l’héroïne de Juste sous vos yeux. Du vieux poète funèbre et plein de mysticités d’Hotel by the River à la voix bouleversante que l’on entend à la fin de La Romancière, le film et le heureux hasard – celle de Hong Sang-soo lui-même déclarant son amour à Kim Min-hee comme dans un documentaire amateur –, c’est un peu comme si l’on était passé d’un dernier à un premier film. Dans cet écart mystérieux de rituels et de ritournelles, de jeunesse et de crépuscule, se tient désormais toute la familière étrangeté d’une œuvre qui, dans son élan de plus en plus radical d’indépendance et de liberté, semble littéralement s’être dégagée de tout – y compris de ses potentialités de commencement et de fin.


Vincent Malausa est critique aux Cahiers du cinéma. Ancien responsable de la rubrique cinéma de Chronic'art et ex-membre de la défunte revue Panic, il a participé à l'ouvrage collectif Politique des zombies, l'Amérique selon George A. Romero (Ellipse, 2007, réédité en 2015, sous la direction de Jean-Baptiste Thoret).